Hannibal : bagarre !

OPÉRA ? – La saison culturelle 2024-2025 du KVS (Koninklijke Vlaamse Schouwburg : Théâtre Royal Flamand) lève son rideau sur une œuvre contemporaine d’envergure, Hannibal. Fruit de la collaboration entre le directeur artistique du KVS, Michael De Cock et le chorégraphe Junior Mthombeni, cet « opéra techno » est présenté en première mondiale, à Bruxelles.

Dans cette odyssée de jeunesse et de mixité, la tolérance est brandie en fer de lance. Marquant le coup face aux politiques de plus en plus protectionnistes, Hannibal tente la réconciliation des âges, des genres, des origines et des opinions. On connaissait les bénéfices fédérateurs de l’opéra, ici la techno s’en mêle. Le spectacle est coproduit par le KVS, La Monnaie de Bruxelles, l’opéra de Flandres, le théâtre de Liège. 

Les enfants d’Hannibal

Bien que l’esthétique des affiches publicitaires rappelle celle du dernier film techno-crime de Gaspar Noé, Climax, la musique du spectacle s’appuie sur le génie de Purcell et son Didon et Énée. L’entrelacement de trois grandes périodes de notre histoire — des guerres puniques à l’intensité du baroque, en passant par la brutalité de nos conflits contemporains — tisse ainsi la trame de la grande Histoire de la violence, version techno.

Un espace de déambulation est encerclé par le public, arrangé à la manière d’un défilé de Fashion Week (certains debout, certains assis). À l’entrée, chaque spectateur a reçu un masque en papier imitant la forme d’un casque de combat de style gladiateur, ainsi qu’une paire de bouchons d’oreilles pour faire face aux de deux DJ et leur mur d’enceintes. Le spectacle a commencé : la musique techno, aux allures de hardcore des années 90, résonne déjà. Un combat a lieu contre la culture « bien-pensante », écrasée par une techno jugée par beaucoup de classicistes comme mainstream et commerciale. 

Dans le public du théâtre flamand, toutes les générations se mêlent. Cachés derrière leurs masques, certains spectateurs âgés hochent doucement la tête au rythme de cette techno agressive, tandis que d’autres, perplexes, sortent leur téléphone pour mesurer les décibels. Musique barbare et rétrograde ? Mouvements déstructurés et répétitifs ? Que sommes-nous devenus ? Qu’est-il advenu de Didon, d’Énée, de Purcell ? Sommes-nous au bon endroit ? 

© Stef Sessel
Sur ses traces

Hannibal ne raconte pas simplement une histoire du point de vue des vainqueurs, il met en lumière un dialogue de vie typique de notre monde moderne, c’est-à-dire complexe. Taillé entre nos origines communes, nos mœurs distinctes et nos haines partagées, l’homme est invité à la tolérance. Sur scène, une équipe d’artistes d’Afrique et d’Europe combine des techniques modernes de vidéo et de projection avec la peinture en direct, tout en intégrant des instruments acoustiques traditionnels. Ibrahima Cissoko, chanteur et joueur de Thora ponctue les partitions binaires électroniques et avance lentement, entouré par les danses africaines modernisées de Zach Swagga. Jutta Troch et ses yeux grimés de noir (façon Mad Max) prend finalement la harpe et rejoint Mirko Banovic, crooner dystopique à la basse électrique. Face aux musiciens, les DJ Justine Bourgeus (également violoniste) et Abel Baeck mènent les percussions, façon MC.

Hannibal Barkas © DR

Nous sommes tous les fils et filles d’Hannibal Barca, figure de la colonisation et de l’intégration de masse. Hannibal retrace le périple du général carthaginois Hannibal Barca (figuré par Moha Amazian), qui, au IIIe siècle avant J.-C., traverse les montagnes avec son armée entière pour défier l’Empire romain. À la tête de 70 000 soldats et accompagné de 40 éléphants, il incarne une ère de conflits politiques mémorables. Cette épopée fait écho aux multiples conflits de notre ère mondialisée : Yémen, Syrie, Ukraine, Palestine. Pouvoir et religions. Parallèlement, des combats sub-politiques, comme la désinformation, les cyberattaques et la guerre de l’attention, brouillent les frontières entre le réel et le virtuel, redéfinissant notre perception du monde. Dans cette ère postmoderne, la réalité se fragmente, entre théories et perceptions éclatées. 

Purcell cancel ?

La théorie du « grand remplacement » qui suggère que des « barbares » se tiendraient à nouveau aux portes de l’Europe fait surface de manière inquiétante. En juxtaposant l’épopée d’Hannibal le conquérant avec la partition de Purcell qui évoque l’exil de Didon et Énée, le spectacle établit un parallèle entre les récits de conquête et ceux de migration. Didon, autrefois appelée Elissa, fuit la Phénicie (l’actuel Liban) après la mort de son oncle et traverse la mer pour atteindre les côtes d’Afrique du Nord, où elle devient Didon, un nom dérivé du latin « Deidô », signifiant « l’errante ». Selon Virgile, Didon rencontre Énée, qui lui aussi est en fuite après la chute de Troie. Le mythe raconte l’union de deux exilés qui scellent le destin de leur civilisation.

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Sur scène, les langues s’entrelacent. Hannibal maîtrise aussi bien l’espagnol que l’arabe, tandis que Didon s’exprime en anglais. Marios Bellas, incarnant un Énée particulièrement expressif, slame en néerlandais, soutenu par un rythme de musique trap— un genre musical du sud des États-Unis caractérisé par des basses lourdes, proche du rap. La mezzo-soprano Raphaële Green et Emma Posman, plus habituées au répertoire classique, incarnent le retour aux sources de Purcell, notamment avec Thanks to These Lonesome Vales ou Ah Belinda

Opus d’énergie, généreux, très humains, Hannibal est porté par un casting jeune. Avec la même audace que Clément Cogitore et ses Indes Galantes qui avait chamboulé les notions culturelles d’opéra et de danse Krump en 2019, Hannibal poursuit la grande opération de décloisonnement de l’Opéra. Dense en tous points, cette production peut se targuer de renouveler le genre par l’hybridation. Jusqu’au-boutiste dans la variété de ses propositions, le spectacle tient en une heure trente, jusqu’à s’achever avec panache : Le KVS ouvre alors ses portes vers l’extérieur, le public étant amené à sortir vers un feu de joie. La fête peut alors continuer, hors les murs. Pas ceux de Carthage, ni ceux de Rome : ceux de Bruxelles.

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