DANSE – La compagnie de danse et théâtre Peeping Tom présente en première belge au KVS (Théâtre Royal Flamand) de Bruxelles sa dernière création surréaliste et apocalyptique. Radeau de la Méduse ou fin du monde, la scène pensée par Franck Chartier s’agite radicalement, portée par un casting de génie.
S 62° 58’, W 60° 39’ : késako ?
L’épave d’un voilier et un groupe de survivants jonchent l’immensité d’un paysage polaire. À latitude S 62° 58’ et longitude W 60° 39’, sont confrontés à la réalité de la survie solitaire. Aucun d’eux ne connait la raison de sa propre présence sur cette île de glace, mais il semblerait que les coordonnées GPS situent précisément leur position dans les eaux glacées de l’île de Déception, dans l’Arctique.
Évoquant l’énigme qui caractérisait la série LOST (Les Disparus), le cadre de l’action se transpose vers l’étendue blanche et énigmatique des glaces polaires. Partagé entre le froid intense et l’isolement, la menace s’intensifie. Tandis que les longues nuits polaires flirtent avec la claustrophobie du huis-clos, la tension et la paranoïa rappellent l’univers de The Thing (1982) de John Carpenter. En parlant de cinéma, la scène s’ouvre et présente un format typique en 16/9ème. Partagé entre l’écran de cinéma et la scène de théâtre, le drame se joue en anglais, les sous-titres projetés sur le drap de ciel en fond de scène.
Alors que tout s’effondre, que la glace se brise et qu’un enfant se noie, la désolation règne sur la banquise. Personne ne comprend ce qui se passe. Face à ce drame ajouté à celui des générations futures qui devront vivre dans cet enfer de neige, l’actrice Marie Gyselbrecht, qui figure une femme enceinte, débraillée et fatiguée se révolte. Elle s’adresse directement au réalisateur :
YOU WANT THIS REALITY ?? ANSWER ME !!!
Fatiguée de jouer le rôle d’une femme triste qui assiste à la mort de son enfant, fatiguée d’être abusée, de refaire toujours les mêmes scènes, Marie se révolte. Il est temps de redéfinir la trajectoire de la pièce. Marre d’être touchée par un homme, de ses faux baisers et de ses bras qui l’agrippent. La scène de viol qu’elle doit jouer, elle la jouera seule. S’en suit une scène édifiante d’intensité où la violence anonyme et sans visage terrasse la femme, la jette, la retourne. Jeu radical, violence masculine crue : l’instant est puissant.
Iceberg immergé
Pris dans le jeu des contradictions entre réalité et représentation scénique, l’esprit critique du public est poussé à bout. Tandis que l’histoire tisse ses personnages, un drame plus profond émerge progressivement, comme un traumatisme qui remonte. Les comédiens choisissent de ne plus l’incarner, signifiant ainsi un changement déterminant dans le déroulement de l’histoire. Les damnés de l’Arctique se rebellent. À mi-chemin du Truman Show et du cinéma inventif de Gondry, la scène se joue des règles de l’art de scène et de la narration avec brio. Les personnages portent le nom des acteurs qui les font vivre. On perçoit l’influence du théâtre de Bertolt Brecht et son emblématique effet de distanciation.
Tandis que Marie essaie de quitter la scène, le metteur en scène décide de faire le point et d’accepter le caractère cathartique de la mise en scène… il faut tout reprendre. Plus à l’écoute de son casting, le metteur en scène assume son syndrome de la page blanche (matérialisée par la blancheur de la banquise), laissant les choix de mise en scène à l’équipe scénique. Fini l’omniprésence, l’omnipotence et l’omniscience : il est temps de laisser la vie se jouer, entre réel, théâtre et cinéma.
Acteurs bipolaires
Sur scène, on tue le rôle des acteurs. On leur offre une seconde naissance, mais avant ça, il faut mourir et offrir une scène mémorable de chagrin. Portant la belle Australienne passionnée d’écologie Lauren Langlois, Sam Louwyck joue le long chagrin jusqu’à la folie. Partagé entre le pathos empathique et l’absurdité de la scène qu’il sait artificiel, le public peine à fixer le focus émotionnel. Ironie absolue : devant la catastrophe, le public ri…

Mais pas pour longtemps. C’est en dernière partie du spectacle que le public médusé (et partagé) assiste à la scène qui marque le plus les esprits. L’acteur (génialissime) Romeu Runa réussit le tour de force d’apparaitre totalement nu et cru. Partagé entre son rôle scénique et sa vie d’acteur, il figure un combat quasi schizophrénique, entre ses deux voix : celle du jeu et celle de la réalité. Le génie frôle le crade. Romeu finit par rompre le mur scénique et se joindre au public, libre, honnête et très touchant. Fatigué d’être là, d’avoir tout donné, il supplie un membre du public de le sortir de la salle pour en finir avec le spectacle.
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Radical, bouleversant, le spectacle S 62° 58’, W 60° 39’ réussit le tour de force de libérer le spectacle de son propre joug. Libération de la technique, des émotions et du jeu lui-même, la dernière création de Peeling Tom dévie la scène vers une réalité qui dépasse celle du public. Ils sont les cavaliers d’une apocalypse historique intense. Celle qui nous attend ?