INTERVIEW – Après 31 Carmen au Met, Clémentine Margaine y prend un nouveau rôle, dans une saison où elle fera ses débuts au sein de deux maisons royales (l’Opéra de Wallonie-Liège et celui de Londres). Plusieurs événements, plusieurs tournants aussi nous ont donné envie de lui poser trois questions Classykêo :
À Lire également : notre présentation des Contes d’Hoffmann au Met diffusés prochainement dans les cinémas à travers le monde
Clémentine Margaine, vous prenez un rôle en cette rentrée (Giulietta dans Les Contes d’Hoffmann). Encore un pourrait-on dire avec admiration pour le travail que cela demande et avec étonnement car vous avez abordé il n’y a pas si longtemps et quasi-successivement Eboli, Amneris et Azucena. Comment vous y étiez-vous préparée et comment avez-vous su que c’était le moment ?
« J’avais préparé ces rôles Verdiens de longue date, en les abordant au piano (mon instrument de formation). J’avais déjà l’intuition que ce seraient les rôles parfaits pour ma voix, que l’ambitus était parfait, la manière d’amener les aigus : en somme, que cette écriture convient à mon instrument.
Mais je n’avais pas encore la musculature pour les soutenir, il fallait donc chanter d’autres choses avant. Je savais cependant qu’en travaillant correctement, ils deviendraient les rôles les plus intéressants pour ma voix. Et donc finalement, aborder ces rôles a été… facile : j’ai pu laisser ma voix s’y développer, en confiance, ouvrir la porte de la cage. Même s’il s’agit de rôles très lourds, demandant beaucoup d’énergie et de pression.
Amneris a été mon premier rôle verdien (outre la partie soliste du Requiem que j’avais déjà chantée) et même mon premier rôle après avoir accouché. Eboli a certes été plus complexe, mais j’ai pu le construire, en italien et en français. Azucena a été un coup de foudre : tout coulait de source, comme s’il était écrit pour ma voix. Je suis désormais dans ma lune de miel verdienne, et j’adore alterner avec le répertoire romantique français : je veux garder Dalila, Charlotte. J’aimerais chanter Didon dans Les Troyens (mais c’est rarement donné).
D’ailleurs je vais incarner à nouveau Charlotte (rôle que j’ai pris en 2015 au Teatro Colon) pour faire cette saison mes débuts à l’Opéra de Liège. J’attends avec impatience de retourner ainsi à mes premières amours ! L’avoir chanté à Buenos Aires est un de mes plus beaux souvenirs d’opéras. Je me suis toujours sentie bien plus proche d’elle que de Carmen. J’adore tous les non-dits, la pudeur de ce rôle et ce sont des couleurs vocales que je ne retrouve pas si souvent.
J’ai toujours dit à mon agent que je voulais chanter à nouveau Charlotte (j’ai de grands souvenirs de cette œuvre, également en tant que spectatrice, au Met, à Bastille, avec Michel Plasson). J’ai commencé le chant par le Lied et la mélodie, et ce rôle permet de plonger dans cette dimension plus mélodique, permettant de garder ses couleurs, sa flexibilité de voix : de ne pas avoir à passer un immense mur de son de l’orchestre mais pouvoir travailler sur la délicatesse. Une belle salle à l’italienne telle que celle de Liège s’y prête donc absolument, et je suis ravie de pouvoir chanter pour la première fois dans cette maison : Stefano Pace voulait m’inviter mais les agendas n’avaient pas pu s’aligner jusqu’alors.
À Lire également : la présentation de la saison de Liège par son directeur, Stefano Pace
Je suis infiniment bien dans ce rôle, et dans les rôles verdiens, mais… pour l’étape d’après qu’est Wagner, je commence à me poser la question. Il faut toutefois prendre le temps, déjà de profiter des rôles que je chante actuellement, du niveau que j’y ai atteint et qui me permet de les incarner dans les plus grandes salles. »
Vous évoquez votre accouchement, c’est un événement de bonheur absolu mais il peut être délicat à gérer sur le plan professionnel et concernant les évolutions de la voix. Comment l’avez-vous vécu sur ce plan ?
« Cela peut en effet être très compliqué pour des chanteuses. J’en connais, qui ont été et en sont encore très affectées. Tout s’est bien passé pour moi, mais je me rends compte maintenant de la chance que j’ai eue. Être enceinte et accoucher pose des questions qui ne sont pas évidentes dans la vie et la carrière d’une femme : rien que le fait de devoir s’arrêter et de devoir annuler des productions. Même maintenant, alors que je suis bien avancée dans ma carrière et que j’ai un nom reconnu, rien n’est acquis ! Des incidents de la vie peuvent survenir, l’instrument vocal peut se mettre à ne plus si bien fonctionner.
C’est très compliqué, à tous les niveaux : physiquement, et psychologiquement de se dire qu’on va être “out” pendant un moment.
J’ai repris 15 jours après avoir accouché. J’avais toutefois annoncé d’emblée (et mon agent était d’accord à 100%) que j’écouterai toujours rigoureusement mon corps et que si j’avais le moindre souci, le moindre doute, alors j’annulerais. Mes amis et mes vrais conseils m’ont toujours dit : il vaut mieux annuler que mal chanter.
Alors, bien entendu, quand on est jeune chanteur, annuler c’est la fin du monde. Et c’est toujours difficile : même cet été encore lorsque j’ai dû annuler deux dates de Carmen, j’étais en larmes. Pour me réconforter mes proches m’ont rappelé le nombre de Carmen que j’ai chantées, que cela arrive d’annuler, qu’on ne laisse tomber personne (que cela peut d’ailleurs aussi donner une opportunité à d’autres chanteuses), que le monde ne cesse pas de tourner.
Au final, et par-dessus tout, avoir un enfant, c’est merveilleux. Et cela m’a réconfortée et même aidée pleinement sur le plan professionnel : dans l’idée qu’il faut vivre sa vie de manière épanouie pour bien chanter à l’opéra. Je n’ai jamais aimé la logique selon laquelle un artiste lyrique devrait s’enfermer et ne rien faire un jour de représentation ou durant le travail. De tout de façon, l’enfant lui va se lever, se réveiller dans la nuit… avec lui c’est la vie, quotidienne, normale, on vit ensemble et c’est seulement lorsque je quitte la maison et que j’approche de la salle d’opéra que je me soucie de la concentration sur ma voix.
Ça m’a fait énormément de bien : de me poser moins de questions (et de savoir que je sais chanter sans avoir dormi). J’ai beaucoup plus de résistance, et surtout bien moins de craintes.
Cela rend aussi bien plus consciente sur la bonne manière de chanter et de ce à quoi sert la technique : justement à chanter en toutes circonstances et toutes situations. Bien chanter quand on a bien dormi et que tout va bien dans le meilleur des mondes, c’est facile. »
Vous êtes très impliquée dans le “Fonds Tutti” qui accompagne les jeunes artistes lyriques. Comment avez-vous rejoint cette initiative ?
« Tout est parti de mon très grand ami, Philippe Do, qui est le Président du Fonds Tutti.
Je dirais d’ailleurs que j’ai vécu l’équivalent de ce qu’offre le Fonds Tutti, en mon temps, avec Philippe. Il est l’un des premiers artistes que j’ai rencontrés alors que j’étais étudiante au conservatoire. Ce chanteur averti m’a transmis sa passion de l’opéra et m’a dit que le discours au conservatoire n’était pas forcément bien adapté à ce qu’il se passait dans les théâtres et à ce qu’il fallait faire.
J’ai adoré mes années de conservatoire, j’y ai énormément appris, mais on a tendance à y dire de ne pas chanter trop fort, de chanter Mozart (on voulait absolument me faire chanter Chérubin, alors que je n’ai tout simplement pas la voix pour… j’en suis désolé pour Mozart mais ça ne colle pas). Selon la grande et bonne école, chanter Mozart c’est le reflet d’une bonne technique. Si on a une voix Mozartienne, certes,… mais quand on a une voix Verdienne, alors moi je dis que la bonne technique se reflète en chantant Verdi.
De surcroît, j’ai toujours été étonnée du fait que le conservatoire interdise les absences au point de décourager les chanteurs de décrocher des engagements (alors que j’ai eu la chance de travailler très tôt). On n’incite pas les chanteurs à rejoindre le monde du travail. Le discours au conservatoire est très protecteur : il ne faut pas aller trop vite, pas faire ceci, cela.
Or, j’ai toujours eu envie d’aller vite et il n’y a rien de mal à cela, à vouloir manger tout le répertoire.
Bien entendu, quand Philippe m’a demandé d’enseigner, je me suis posé la question de ma légitimité. Il a insisté, en présentant le travail comme une master-classe et un accompagnement pour partager aussi bien des conseils techniques que des tips de carrière. Et en effet, tout est bon à prendre, notamment pour ces élèves dans leur insertion professionnelle. Et puis surtout, cela m’a rappelé comment Philippe et moi avons beaucoup chanté et travaillé ensemble : en s’écoutant, en se conseillant réciproquement, en échangeant énormément, en écoutant du répertoire (il connaît très bien les chanteurs du passé).
Je fais ainsi cela depuis deux ans, et j’adore. J’ai eu la chance d’accompagner les deux merveilleuses chanteuses que sont Anouk Defontenay et Léontine Maridat-Zimmerlin. Cela m’a beaucoup apporté (de me confronter à nouveau à ce qui me fait vibrer dans ce métier, de voir une jeune chanteuse s’ouvrir à la carrière et à sa voix). Cela m’a aussi reconnectée avec mes envies, avec ce métier qui n’est pas qu’hôtels et valises loin de chez soi. En revenant à pourquoi on aime chanter, tout prend du sens. »
Retrouvez également notre dernier compte-rendu lié au Fonds Tutti