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Jordi Savall à la Philharmonie : œuvres partielles, réussite totale

CONCERT – A la tête de son Concert des Nations, Jordi Savall explore à la Philharmonie de Paris des œuvres inachevées ou désavouées par leur compositeur, mais dont la force musicale et expressive rayonne.

Qui s’est déjà plaint, à la vue d’une sculpture de Rodin, qu’il lui manquait un bras ou une tête ? Qui reprocherait à Michel-Ange d’avoir laissé ses Esclaves prisonniers de leur bloc de marbre ? Si les historiens de l’art ont fait un mot de cet inachèvement volontaire ou involontaire (le non-finito), Jordi Savall, lui, en a fait un concert.

Abandonnées, puis statufiées

Parmi tout le répertoire symphonique, c’est en effet aux œuvres partielles ou récusées par leur auteur que le chef a prêté son attention : ainsi, la Symphonie n°8 « Inachevée » de Schubert côtoie la Symphonie en sol mineur « Zwickau » de Schumann – toutes deux abandonnées après les deux premiers mouvements – et la Symphonie en ré mineur « Nullte » de Bruckner – complète, mais reniée par le compositeur après le mauvais accueil qu’elle a reçu. 

Ce concert est en quelque sorte à la gloire des tentatives avortées, de toutes les laissées de côté, les rejetées, qui ont une inventivité et une force qui n’apparaissent à ceux qui les méprisent que plus tard, une fois le jugement sur la forme suspendu, quand il n’y a plus que l’émotion et l’admiration qui parlent. Il y a heureusement toujours des deuxièmes chances en art, et ces trois œuvres en sont la preuve, le public leur ayant construit un piédestal sur lequel elles trônent depuis de nombreuses décennies.

« Et que le fin du fin ne soit la fin des fin ! »
Victoire de Samothrace © Wikimedia

Avec leurs mouvements manquants, « L’Inachevée » et la « Zwickau » sont un peu la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace de la musique classique : pas de bras, mais un corps sublime, tout en élan et en densité de matière.

Vénus de Milo © Wikimedia

Chez Schubert, les musiciens du Concert des Nations cisèlent avec un soin infini les pizz ainsi que les interventions des cuivres dans le premier mouvement. Le son patiné des instruments d’époque donne une grande tendresse aux deux thèmes, un lyrisme également : de même, les pages fortissimo sont moins tragiques que douloureuses, personnelles, Jordi Savall marquant davantage les nuances à chaque occurrence. L’Andante quant à lui joue entièrement sur les contrastes entre des thèmes lumineux et aériens, et des déploiements orchestraux puissants et moins dégrossis.

Sculpture sonore

Schumann est moins l’occasion pour le chef de ciseler la structure que de travailler la matière orchestrale. L’homogénéité des violons est parfaite au sein des pupitres, quitte à ce que les cordes prennent parfois le dessus sur les vents. Mais on se laisse entraîner par la densité du son, et surtout par la force vitale débordante à la fin du premier mouvement.

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Les mêmes qualités sonores se font entendre dans le deuxième mouvement, mais avec cette particularité d’une partition qui fait cohabiter le tragique et le jeu, presque jusqu’à les superposer. Jordi Savall parvient à conserver cet antagonisme, tout en déployant une esthétique très Romantique : sans noyer l’œuvre sous une lecture surplombante et unifiée, le chef l’aborde pas à pas, se frottant à chaque angle et rugosité, et cherchant à peine à les polir.

Bruckner ne reste pas de marbre

Par ses proportions, la Symphonie en ré mineur de Bruckner constituait peut-être le cœur du programme de ce concert. On peut imaginer que, lors de sa création, son aspect composite ait pu surprendre : on exhume en effet progressivement la structure d’une partition qui juxtapose des moments variés – des accents méditatifs de l’Andante (on y entendrait presque Lohengrin !) jusqu’à l’élan passionné qui clôt la symphonie.

Jusqu’au troisième mouvement, Jordi Savall conserve un raffinement à toute épreuve – même dans le caractère joueur du Scherzo – et sculpte remarquablement les détails de l’orchestration. Mais le finale marque le déploiement de toutes les forces de l’orchestre, l’œuvre achevée se dévoilant dans toute sa profusion d’idées et d’énergie pure : il ne s’agit plus de modeler le son, mais de s’y plonger entièrement, en en assumant parfois les excès.

À la fin de ce concert, devant un public qui l’ovationne, Jordi Savall prend la parole ; et rappelant la jeunesse de Schubert et de Schumann lorsqu’ils composèrent ces symphonies, il lance un appel pour que « les jeunes d’Israël et de Gaza puissent faire de la musique, et pas tuer des êtres humains ». C’est sur cette note humaniste que se clôt la soirée, par un homme qui croit depuis longtemps au pouvoir de la musique : du non-fini à l’in-fini, il n’y a qu’un pas.

Demandez le programme !

  • F. Schubert – Symphonie n° 8 « Inachevée »
  • R. Schumann – Symphonie en sol mineur « Zwickau »
  • A. Bruckner – Symphonie n°0 « Die Nullte »
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