OPÉRA – Nous débarquons à la gare d’Avignon, et direct, la réalité nous rattrape : « Le procès Pélicot, la honte change de camp » titre un journal. Le procès de Mazan a lieu ici, au tribunal d’Avignon. À quelques pas de là, dans cette même ville, c’est une autre tragédie qui se joue à l’Opéra : La Traviata. Ce soir, Violetta meurt encore, et nous, spectateurs impuissants, allons en être témoins.
En sortant de la gare, on tombe sur une trentaine de femmes en groupe. Elles vont assister au procès de Gisèle Pélicot, solidaires, prêtes à en découdre. « L’indifférence des hommes, c’est ça qui nous a menées ici », lance une militante. « Vous les voyez, vous, les hommes dans la salle du procès ? Ils sont où ?! »
Meilleur désespoir féminin
Le ton est donné : on est en 2024, et même à l’Opéra d’Avignon, on parle de femmes. D’ailleurs, c’est le thème de la saison : « Femmes ». Ce soir, Violetta va s’effondrer sous nos yeux, victime d’une société où, même avec des paillettes plein les cheveux, les femmes finissent toujours par payer le prix fort.
L’atmosphère monte déjà dans la petite salle de l’amphithéâtre de l’Opéra avant que le rideau ne se lève. La conférencière chargée de l’avant-spectacle murmure à son petit groupe de cheveux gris : « Violetta est une prostituée qui a besoin d’argent ». Quelques rires fusent…Ambiance… Et puis, la conférencière explique que lors de la création de l’opéra en 1853, l’échec était en partie dû à l’embonpoint de la soprano, jugée trop ronde pour incarner une Violetta malade. Mais ne vous inquiétez pas, ce soir, elle sera « physiquement très belle », rassure-t-elle. La bataille contre le patriarcat que la metteuse en scène Chloé Lechat veut engager semble déjà se jouer ici.

Libre, vraiment ?
Le rideau s’ouvre. On n’est plus à Paris comme dans le livret original, mais à Ibiza, où alcool, nuages de cocaïne et danseuses en talons hauts tourbillonnent autour de Violetta. Alfredo au timbre clair et à la diction parfaite interprété par Jonas Hacker) fait son entrée, et lors de son toast, le beau prétendant fait fondre son cœur. Mais au bout de la nuit, Violetta jure qu’elle restera libre dans un “Sempre libera” qu’elle chante seule au bord de sa piscine intérieure, d’une vélocité magistrale, passant magnifiquement l’orchestre avec une voix de cristal qui nous touche au en plein coeur. Libre ? Vraiment ? Le doute est permis…

Dans les vapeurs du sacrifice
Changement de décor. On se retrouve dans une maison de repos, spa vaporeux où Violetta coule des jours heureux, pieds nus, en peignoir, avec Alfredo dont elle est éperdument amoureuse. Mais Papa Germont (le magistral Serban Vasile), patriarche en chef, ne tarde pas à mettre fin à ce bonheur. Il lui demande de faire LE choix crucial : sacrifier son amour pour qu’Alfredo puisse rester « un homme honorable » et marier sa sœur. La pauvre petite sœur d’Alfredo, personnage omniprésent dans ce spectacle, corsetée dans une robe de mariée trop serrée, n’a pas une fois son mot à dire. Elle subit, elle aussi, la main lourde de son père et de l’obligation sociale qui la maintiennent au sol.
Violetta, en larmes, accompagnée par le déchirant solo de clarinette, rédige cette fameuse lettre de rupture. Le dilemme est immense, mais la sororité l’emporte : elle renonce à son amour pour sauver la sœur d’Alfredo, et les cœurs dans la salle se brisent d’émotion.
Victime de la mode
Retour à Ibiza. Violetta se tient debout au milieu de son dressing, où des dizaines de paires de talons sont alignées. Symbole de ses chaînes invisibles, ces chaussures semblent représenter tout ce que la société lui a imposé. Alors qu’elle agonise, les autres femmes viennent lui piquer ses chaussures, comme pour montrer qu’elles aussi doivent survivre dans cette société qui ne leur laisse que des centimètres carrés où poser leurs pieds. Et pendant que Violetta meurt en avant scène, au lointain du plateau Germont conduit sa fille à l’autel comme on irait à l’échafaud. « Sempre Libera » (« toujours libre ») en somme.

Et à la fin, qu’est-ce qu’il nous reste ?
À l’entracte, les discussions fusent. « Mettre Ibiza à la place de Paris, quel scandale ! » protestent certains spectateurs. Mais du côté du groupe de lycéens venus assister au spectacle avec l’école, c’est autre chose qui scandalise : « Non mais, sérieux, Germont veut marier sa fille de force, c’est n’importe quoi ! ». Les ados s’indignent.
Finalement, c’est la musique qui gagne et qui fait consensus entre les générations. La musique de Verdi, et son interprétation de ce soir par l’ensemble de la distribution, des artistes du chœur et de l’orchestre dirigé dynamiquement par Federico Santi. Quand Julia Muzychenko (Violetta, véritable star de la soirée) entre pour saluer, les jeunes se lèvent comme dans un concert de rock, hurlant leurs bravos. Quand la metteuse en scène s’avance pour les saluts, quelques huées se font entendre.
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« Non mais ça se fait pas de huer comme ça ! » murmure un lycéen en sortant du théâtre, choqué. C’est sûr, ça se fait pas. Cette Traviata d’Avignon voudrait plutôt suggérer de huer dans une autre salle, à quelques encablures du théâtre, où se joue un autre drame, qui défraye une chronique autrement plus réelle…