COMPTE-RENDU – Le Théâtre des Bouffes-du-Nord reprend Traviata, vous méritez un avenir meilleur, spectacle encore et toujours inoubliable, dans l’incarnation de Judith Chemla, la mise en scène de Benjamin Lazar, la direction musicale de Florent Hubert, les arrangements de Paul Escobar.
Un couple se serrait dans les bras l’un de l’autre, du plus fort qu’ils pouvaient : lui, grand et vigoureux gaillard, serrait aussi fort qu’il pouvait la réconforter, elle, sans lui faire mal. Ce couple bien réel et anonyme, je l’ai croisé sur le chemin des Bouffes-du-Nord en allant voir ce spectacle vers la fin duquel Alfredo enlace La Traviata aussi fort que possible, c’est à dire à peine, tant elle est affaiblie, morte déjà ou si proche.
Sur scène, Traviata lui chantonnera ses adieux du bout des lèvres et de l’âme. Sur le chemin du théâtre bien avant cela, la femme dans la rue hurlait de sanglots étouffés dans l’épaule de son grand et vigoureux gaillard protecteur. Je les ai croisés dans la rue, sur le chemin des Bouffes-du-Nord, ils étaient là, enlacés dans cette douleur, debout, devant un centre médical spécialisé dans les soins pour les femmes. Vous pouvez me croire, car comme l’écrit Alexandre Dumas fils au début de La Dame aux Camélias : « N’ayant pas encore l’âge où l’on invente, je me contente de raconter. »
Je les ai dépassés, je me suis retourné de cette manière fugace qui permet de s’assurer qu’il n’y a effectivement rien à faire pour pouvoir aider d’une quelconque manière.
J’en eus le cœur déchiré, c’est ainsi que j’allai et que j’entrai dans le Théâtre des Bouffes-du-Nord, c’est dans cette déchirure que ce spectacle est venu à nouveau s’engouffrer.
Souvent, en entrant dans une salle de spectacle, on oublie le monde extérieur, on laisse ses soucis et ses tracas au vestiaire pour se plonger dans un moment d’évasion (et souvent, si ces tracas reviennent s’asseoir avec vous en salle, c’est que le spectacle n’est pas assez bon pour vous embarquer avec lui). Souvent. Mais quand une œuvre atteint la puissance d’une portée universelle, alors elle vient résonner avec toute l’expérience humaine et nos petites histoires personnelles s’y greffent aussi. Parfois même, on entre dans la salle avec une image marquante, qui se superpose à tout le spectacle et le rend plus vif encore. C’est le cas de ce couple que j’ai vu dans la rue, que je ne reverrai jamais plus, mais que j’ai vu ensuite en surimpression sur ce couple sur scène. Et si ce fut le cas, si la frontière entre le dehors et le dedans, entre la réalité et la fiction a implosé à ce point, ce n’est pas un hasard : c’est parce que ce spectacle, « Traviata, vous méritez un avenir meilleur » superpose lui-même les destins réels et fictifs, comme il superpose et fait dialoguer les arts.
« En 1844, lorsque je la vis pour la première fois, elle s’épanouissait dans toute son opulence et sa beauté »
Dumas, À Propos de La Dame aux camélias
Avant de croiser ce couple dans la rue, j’étais déjà -comme d’habitude- plongé dans le spectacle et je ressassais tout ce que je m’attendais à y (re)voir, tout ce que j’avais à vous en dire en sachant bien que j’écrirais au final tout autre chose… tout ce qui pourrait être encore là, tout ce qui aurait changé, en particulier l’impression fulgurante dès sa création à la rentrée 2016, petit miracle renouvelé à la reprise en 2017, l’immense tournée qui l’a mené jusqu’en Chine, jusqu’à ce retour de rentrée 2023 dans son berceau, naturel, ces Bouffes-du-Nord, haut-lieu de l’expérimentation théâtrale de Peter Brook où le jeu et l’incarnation s’unissent, comme le théâtre et la musique – je pense comme beaucoup à La Tragédie de Carmen qui réinventait l’œuvre en un alliage fusionné de Mérimée, de Bizet, et d’éternité. Je pense aussi à la manière incandescente de s’approprier l’histoire et les personnages dans Traviata et nous de Sivadier.
Traviata – vous méritez un avenir meilleur, croise ainsi les références, les vies, les sources et les arts de ces personnages qui ont inspiré Dumas et Verdi, de cette héroïne incarnée par Sarah Bernhardt et chantée par Maria Callas. Cette héroïne qui retrouve ici à la fois sa voix parlée, jouée, et chantée, en retrouvant ses différents noms : elle s’appelle Violetta (son nom d’opéra dans La Traviata de Verdi), mais elle avoue que son nom est Marguerite, et puis elle avoue que ce n’est pas non plus son vrai nom, tout en reprochant à Dumas fils d’avoir tendance à parler à sa place (allusion au fait que Marguerite est le nom donné à Marie Duplessis, par Dumas fils, dans La Dame aux Camélias)… Ce spectacle passe ainsi naturellement, souvent dans une même phrase, dans un même souffle, du chant au jeu parlé, de l’italien au français, de la partition de Verdi au roman et à la pièce de Dumas. Les chanteurs-comédiens et les instrumentistes aussi, parlent couramment cette novlangue où le sujet peut être un si bémol, le verbe un murmure, le complément d’objet direct un sanglot. La pièce est ainsi une série de mises en abyme, mais limpide, loin de l’écheveau et de la surabondance de références : par l’imprégnation émotionnelle de l’interprétation, par le dévouement des 5 chanteurs-comédiens et des 8 instrumentistes qui participent aussi pleinement au jeu, au chant choral, tout en donnant à l’orchestre de Verdi une intimité ou au contraire une exubérance, chambristes…
Tout cela je l’ai retrouvé dans cette reprise aux Bouffes-du-Nord : la voix de Judith Chemla entre la chanson et l’opéra, nourrie de souffle et de vibrato lumineux, dans les bras de son Alfredo Germont/Armand Duval/Alexandre Dumas fils, interprété par Damien Bigourdan qui ne se prive pas d’allier un jeu cabotin roulant des mécaniques et un chant à gorge déployée.
J’ai retrouvé ce passage où les musiciennes lisent les lignes de la main de l’héroïne comme si elles lisaient une partition : elles en extraient la musique de Verdi (sublime idée, parmi d’autres, d’un destin musical gravé dans la paume du personnage et en même temps d’un compositeur lisant le destin de sa muse comme un livret ouvert).
J’ai retrouvé ce plateau couvert d’un immense voile blanc, celui de la mariée que l’héroïne -quel que soit son nom- ne sera jamais parce que condamnée par la morale. Ce voile blanc redevenu voile mortuaire de cette héroïne tragique qui marche littéralement sur sa tombe, sur ce plateau unique, parsemé des cotillons de la fête et des bouquets de ses admirateurs d’antan.
J’ai retrouvé ces autres personnages, qui ne veulent ou ne peuvent rien faire pour la sauver : Florent Baffi, en Docteur à l’humour noir qui, plutôt que de soigner, anesthésie les corps en distribuant négligemment de petites pilules de paradis artificiels durant les soirées de ce demi-monde parisien (on doit aussi à Dumas Fils, via sa pièce « Le Demi-Monde » l’expression « demi-mondaine » dont l’héroïne de ce drame est restée l’archétype). Elise Chauvin incarne même tour à tour la camarade de débauche, Flora, et la servante Annina qui en accompagne les conséquences, le tout d’une voix chantée plafonnée -comme soulignant les limites de ses conditions sociales. Jérôme Billy enfin, s’impose en père et en représentant du théâtre sur ce plateau : son jeu au phrasé limpide et aux intentions franches affirme toute sa conviction, en son bon droit moral (il garde ces qualités pour les transposer naturellement et à peine dans les passages chantés, cette version réécrite le dispensant bien entendu du lyrisme des grands airs du rôle).
Elle mourut en 1847, d’une maladie de poitrine, à l’âge de vingt-trois ans
Dumas, À Propos de La Dame aux camélias
Tout ce spectacle bouleversant, je l’ai retrouvé, comme de nombreux spectateurs venus pour revoir cette production marquante, comme bien d’autres venant pour la première fois pour ne pas manquer cette expérience dont ils avaient tant entendu parler. Mais aussi avec ces nombreux spectateurs plus jeunes encore que Dumas fils lorsqu’il publia La Dame aux Camélias, plus jeunes même que lorsqu’il vécut son histoire avec Marie Duplessis. Parmi tout ce public se levant et s’essuyant les yeux pour acclamer debout les artistes, parmi ces jeunes spectateurs, au moment de sortir de la salle, un couple s’est serré très fort dans les bras, d’amour très simplement, très certainement.
N’ayant pas le cœur d’inventer, je me contente de vous le raconter.