COMPTE-RENDU – Au Théâtre des Champs-Elysées, sur un fil dangereux entre exaltation du sacré et symbolisme outrancier, la Passion selon Saint-Jean chorégraphie de Sasha Waltz et Leonardo García-Alarcón n’a pas encore tout gagné.
Adapter un monument du répertoire baroque à la danse, Leonardo García-Alarcón et Sasha Waltz l’avaient déjà fait. Lui avec Rameau (Les Indes Galantes, 2019), elle avec Monteverdi (Orfeo en 2014, d’ailleurs repris par Alarcon en 2018). Et pourtant, cette réunion d’initiés autour de Bach ne se présente pas comme une évidence.
Décor mini, effet maxi
La partition de Bach est absolument auto-suffisante, et pourtant la trop grande activité, la surcharge visuelle, et auditive la rend un peu opaque…
Les chanteurs du Chœur de l’Opéra de Dijon sont disséminés dans le parterre, tandis que le Chœur de Chambre de Namur, lui, est au plateau. Pendant ce temps, les solistes se déplacent en avant-scène, et l’orchestre est divisé en deux, de part et d’autre du proscénium. Ça en fait du monde ! Et encore, il n’est question que de musiciens. Ajoutez à ça onze danseurs nus, tantôt sur scène, tantôt dans le public, et vous aurez mesure de la quantité d’informations à digérer. Remercions la scénographie, volontairement pauvre en décors ! Alors, cette masse humaine sert la narration, évidemment, avec plusieurs tableaux saisissants, comme l’apparition d’un retable, astucieusement évoqué par de grands cadres de bois, ou une forêt de planches, martelant la dure ascension du personnage central, Jésus-Christ vers le mont Golgotha. Malheureusement, dans l’ensemble, la surcharge d’informations est dommageable, et si l’œuvre de Bach se veut puissante et contemplative, cette direction est ici mise à mal, tant dans la musique que dans la danse.
Passion ou marathon ?
Car cette mise en espace fragilise l’ensemble, et Leonardo García-Alarcón, pourtant familier de l’exercice, peine visiblement à garder l’unité de ses chanteurs, d’une battue économe et souvent flottante.
Fort heureusement, le pilier évangélisateur rend honneur aux pages du compositeur : Valerio Contaldo, inébranlable narrateur dans cette épreuve d’endurance, assure un relai sain pour Georg Nigl, génialement détestable en Ponce Pilate. Côté instrumentistes, la Cappella Mediterranea est à nouveau d’une rigueur exemplaire, et si les chœurs semblent parfois en difficulté rythmique, eux n’en laissent rien paraître.
S’il s’agit de questionner, alors l’exercice est réussi. Marquant la scission entre les deux grands chapitres de l’œuvre, une (trop longue) intervention sonore électroacoustique aux allures cataclysmiques assourdit la salle. Sans transition, voyez Jésus battu à mort dans un lourd silence, seulement brisé par une partie du public en colère, huant la production.
Radeau toujours à flot
Quelques éloquents éléments de mise en scène rassemblent néanmoins le tout vers un objet plus cohérent, et reconquièrent une partie du public. L’esthétique sombre et lourde d’émotion prend le pas sur l’égarement général, et la vision de la chorégraphe transparaît enfin. À la symbolique de la quête du divin chez l’homme, Sasha Waltz propose un jeu de miroirs tournés vers le ciel reflétant un détail de la Vierge à l’enfant, du Retable d’Issenheim (Matthias Grünewald).
Les danseurs sont virtuoses, et lorsqu’ils ne sont pas nus, sont élégamment habillés dans des teintes neutres, anonymes turbas (masses humaines) bibliques, sublimés par un jeu de lumières non sans rappeler un certain Géricault… Enfin, en recueillement face au deuil “Est ist vollbracht”, Alarcon convoque la nuit sur scène, et laisse la musique sonner dans un noir absolu, musiciens comme chanteurs livrés à un destin qu’eux seuls maîtrisent.
Alors, l’évocation de l’affliction biblique est certaine, et parfois théâtralisée à l’excès, quitte à détourner de la musique (amère ironie lorsqu’on connaît l’œuvre de Jean-Sébastien Bach, dépourvue d’opéras). L’intention est excellente, riche de brillantes idées, et l’œuvre est totale, mais une apparente confusion règne, rendant l’exécution bancale, presque frustrante.
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“Dans une œuvre aussi extraordinaire que la Passion selon Saint-Jean, il me manquait une dimension chorégraphique, capable d’en exacerber la musique”, dira Alarcon. Oui, mais avec modération !