OPÉRA – L’opéra de Nice célèbre le centenaire de la mort de Puccini avec une nouvelle production d’Edgar, opéra de jeunesse rarement programmé. La version originale en quatre acte de 1889, pour la première fois donnée en France, permet aux forces du spectacle de se déployer dans les quatre points cardinaux.
La mise en scène de Nicola Raab, sombre et austère, offre une surface intemporelle de lisibilité à un drame essentiellement psychologique. Une grande ouverture noire, en arrière-scène, est comme l’ombre de l’inconscient d’Edgar, une entrée dans la boite noire de sa psyché, un lieu de fantasme où les deux femmes aimées ne font qu’une. Une petite fille, comme une émanation du chœur d’enfants, interagit avec Fidélia et Tigrana tout au long de l’opéra pour symboliser la prime jeunesse dans laquelle s’enracine le penchant au bien ou au mal de l’individu, à la faveur de ses modèles et de ses figures d’attachement.
Un penchant pour l’oblique
Edgar, lors de la scène finale, pénètre dans ce couloir du temps et reçoit une douche froide ; à moins qu’il ne se noie dans l’eau débordante de ses émotions. Sur ce fond, se détache à l’avant un arbre porteur de rameaux fleuris, métonymique du monde de Fidélia, tandis que, le temps de l’acte 2 où règne Tigrana, un lustre démesuré aux éclats de cristal surgit de l’antre noire et affleure le sol. L’un fait face à l’autre, comme la Nature à la Culture, l’authenticité au paraître, la vertu à la luxure… In fine, le décor accentue l’antagonisme entre les deux femmes, que soulignent également des costumes aux couleurs franches et opposées (Georges Souglides) ainsi que les lumières surexposées ou rasantes, froides ou dorées (Giuseppe Di Iorio). Une longue table, démesurée comme une limousine (la chute d’Edgar dans la luxure), un couloir de la mort (les funérailles feintes d’Edgar) ou la table de la Cène (la trahison de Tigrana), tracent une ligne légèrement pentue, perpendiculaire à celle du mur de fond, penché en sens opposé. Des chaises dépareillées sont disposées çà et là et donnent au décor son aspect bancal, fragmenté et précaire.
L’exposition du chœur maison en coulisse ou en scène apporte ses effets de clair-obscur acoustique, comme si, dans le monde étrangement oblique d’Edgar, l’arrière-monde était plus vrai que le monde réel. L’écriture de Puccini joue sur ce déséquilibre dynamique, chaque pliure dramatique s’achevant sur une puissante apothéose sonore. L’Edgar du ténor italien Stefano La Colla recouvre la scène de patine, en osmose avec le métal vibrant des violoncelles. Il déroule sa lente plainte à l’acte II, s’arrimant à sa voix pour ne pas tomber dans l’abîme. La Tigrana de la soprano italienne Valentina Boi module une émission nasale et engorgée selon ses noirs desseins. La longueur de souffle s’allie à l’énergie répétitive de son émission pour mieux prendre Edgar dans un engrenage maléfique, lors de leurs duos de désamour.
Les divisions et fragmentations des textures orchestrales ajoutent à ce tourment sonore, dans les grésillements des cordes et les ricanements des vents. Elles éclaboussent de notes la psyché versatile d’Edgar, celui qui « feint la mort afin de connaître la vie ».
Droit vers le ciel
Le chef italien Giuliano Carella, pilier solide ancré dans la fosse, semble faire tenir debout l’ensemble du dispositif, le tenir à bout de bras. La battue est puissante, les tempi affirmés, les transitions régulées dans des intermèdes orchestraux au souffle wagnérien. La phalange niçoise assure l’assise de la partition dans ses tutti, tandis que harpe, petite harmonie et fines percussions dégagent leurs effluves d’encens vers le ciel.
La Fidélia de la soprano russo-ukrainienne Ekaterina Bakanova offre à la scène la verticalité de ses aigus filés et son timbre de rameau blanc. La voix du père, Gualtiero, du baryton-basse italien Giovanni Furlanetto, a la couleur sépia du passé. Mais c’est Franck, le baryton slovaque Dalibor Jenis, qui a l’émission la plus droite et directe. Il couvre le plateau de son timbre d’ébène et de son legato d’airain.
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La direction d’acteur ajoute sa droiture et sa verticalité. Peut-être est-elle trop littérale, au sein d’un drame de l’indécision avec ses affrontements reconstitués et ses poses de statuaire. Cette physicalité, si elle s’emploie à tailler la pierre brute de personnages quasi wagnériens, pèse sur la dramaturgie des actes I et II. Passé cette hésitation, qui est aussi celle d’Edgar, le spectacle n’en finit pas de s’élever, sous les applaudissements montant du parterre jusqu’au paradis de l’opéra niçois.