OPÉRA – L’opéra de Saint-Etienne, toujours prompt à remettre en lumière des œuvres jouées tous les trente-six du mois, programme un Thaïs d’autant plus attendu qu’il permet d’honorer un compositeur maison, Jules Massenet. Un spectacle événement qu’une mise en scène d’orfèvrerie rend d’autant plus délectable. À en faire aimer l’Enfer !
Et à la fin, un poil qui s’hérisse, des applaudissements à rendre sourd, et des artistes émus qui s’étreignent aussi longuement que chaleureusement. Au bout du chemin, voici donc à quoi elle mène, cette Thaïs produite par l’Opéra de Saint-Etienne : à des émotions pures, partagées tant par le public que par des chanteurs qui finissent en sueur, rincés d’avoir tant donné, mais heureux d’avoir relevé un pari exigeant : celui de faire de cette œuvre trop rarement jouée le support d’un propos trouvant ici un saisissant écho contemporain.
L’opium du peuple
Mais pour en arriver là, il faut d’abord braver l’Enfer. Car c’est bien d’un passage par le monde les démons dont il s’agit, dans cette œuvre où deux univers s’opposent : celui, d’un froid monastère, pieux et silencieux. Et celui, festif et franchement dépravé, d’un genre de cabaret (voire de maison close) façon XIXème, où l’alcool coule à flots, où on danse frénétiquement en fumant l’opium, et où les corps fusionnent charnellement plus qu’ils ne s’aiment véritablement. C’est là, dans cet antre du désir, que Thaïs mène une vie de plaisirs immodérés, et c’est là aussi que le moine Athanaël, voyant en ce lieu de libertinage un endroit « terrible », viendra la chercher pour la confier à Dieu et la remettre sur le droit chemin.
Comment, dès lors, figurer ce royaume de la tentation ante mortem ? Pour le très inspiré metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau, bien aidé par les lumières fulgurantes de Gilles Gentner, il n’y a pas mille options : cet endroit est un enfer pour les âmes pures, alors il faut y aller gaiement, que diable ! Ainsi, sur scène, après que le tout aussi infernal désert a lui été symbolisé par de brûlants éclairages jaunes, place à un night club façon Belle Epoque digne des plus grandes heures du french cancan. L’action se passe à Alexandrie, mais ce pourrait aussi bien être Paris et son Moulin rouge. Canapés ronds à franges façon boudoir, chaises Napoléon, glaces géantes et bien sûr tapis rouge : tout y est, quelques tableaux de corps nus façon Rops ou Manet venant agrémenter le tout. Il y a aussi ces costumes (également signés du metteur en scène himself), avec hauts de forme et queues de pie pour ces messieurs, porte-jarretelles et juste au corps rose bonbon pour ces dames, qui disent aussi l’idée d’un lieu où l’homme est là pour plaire, et la femme pour le satisfaire. Thaïs s’en accommodera longtemps, avant de tomber sur un moine qui lui promettra une vie certes plus sage, mais meilleure et éternelle, un peu plus loin dans le désert.
Enfer et rédemption
Et quand elle tourne le dos à ce monde de la fête, rendu ici plus authentique que jamais par cette mise en scène généreuse en couleurs et accessoires, avec des décors d’un esthétisme de joaillerie et d’un réalisme confondant, Thaïs croit bien sûr pouvoir la trouver, cette vie plus sereine. Surtout après avoir été violentée sexuellement par l’affreux Nicias, agression ne figurant pas dans le livret mais dont Pierre-Emmanuel Rousseau assume clairement la portée : déjà, car elle constitue ici ce déclencheur qui convainc Thaïs d’enfin changer de vie ; ensuite, car un tel « fait divers » est aussi une manière de faire écho à l’actualité, au chapitre #MeToo. Mais, déshonorée, éreintée, la courtisane devient surtout un être errant dans le désert, se scarifiant elle-même le visage en quittant un enfer pour un autre : cette mort divine qui lui est promise.
Pour une fois que le ténor a le mauvais rôle !
Pour un chemin de croix, c’en est donc un sacré. Et dans ce rôle intense et exigeant, tant dramatiquement que vocalement, Ruth Iniesta brille sur scène d’un feu évidemment éternel. En danseuse ensorcelante autant qu’en néo-religieuse à l’âme damnée, la soprano se fait pareillement convaincante et convaincue, sa voix d’abord solaire et sans retenue à l’époque du cabaret se faisant plus sombre, plus tourmentée, avec de poignantes demi-teintes, à mesure que les événements se précipitent. De ce touchant personnage, le trépas n’appelle chez le spectateur trop sensible que de satanés frissons.
Et Athanaël ? Il est d’enfer, lui aussi, trouvant en Jérome Boutillier une glaçante et donc parfaite incarnation. Faut-il résister à la tentation de cette Thaïs belle comme une diablesse ? Alors ce moine se maudit lui-même, se déchire la chemise, et va même jusqu’à se fouetter le dos à coups de martinet (à en avoir des traces plus vraies que nature). Un rôle tout en autoritarisme et en ascétisme exacerbé, que sert une voix de baryton d’une robustesse infaillible, aux graves sépulcraux, avec une qualité de ligne à en faire fondre Satan et Méphistophélès réunis. Niveau voix tirant vers le bas et qui en impose, avec des « -r » généreusement roulés, la basse du Palémon de Guilhem Worms n’est également pas mal non plus (tout comme le jeune Nicolas Josserand en habile serviteur).
Dans une œuvre où, pour une fois, c’est le ténor qui a le mauvais rôle au cœur d’un triangle amoureux, Léo Vermot-Desroches ne se fait pas prier pour se montrer inflexible et peu scrupuleux avec ces dames, à renfort d’une voix au timbre net et à l’émission tranchante. Du duo formé par Marion Grange (Crobyle) et Eléonore Gagey (Myrtale), l’on apprécié le soprano sonore et aguicheur de la première, et le mezzo opulent et distingué de la seconde. Louis Pingeot est une Charmeuse à la voix non moins éclatante, quand Marie Gautrot met elle un mezzo aux teintes sibyllines au service d’une Albine tout en froide spiritualité.
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Danse-flamme
Et puisqu’il est ici question de donner non seulement dans l’infernal, mais aussi dans l’inédit, la partition est complétée par des scènes de ballet et des pièces symphoniques peu voire pas jouées quand Thaïs est programmée. C’est ici à un véritable homme-ballet qu’est confiée la partie dansée, et Carlo d’Abramo (dans un incomparable costume mi femme mi-homme) s’empare de la mission avec énergie, souplesse et sens du tempo. En fosse, Victorien Vanoosten conduit lui ses musiciens par-delà les limbes de l’émotion la plus vraie, avec un équilibre parfait entre pupitres et une moelle sonore la plus expressive et vibrante qui soit, la fameuse Méditation n’en étant pas le moindre des sommets. Et ce, même lorsqu’une poignée de musiciens joue une musique orientale depuis…les coulisses de l’opéra, pour mieux faire « bruit de la ville ». Le Chœur de lyrique Saint-Etienne Loire fait lui depuis la scène un bruit bien plus conventionnel, tout en homogénéité et sens de la dramaturgie.
Bien des ingrédients réunis en somme pour assurer la réussite tant scénique que vocale d’un spectacle d’enfer, assurément.