PIANO – Francesco Tristano, invité cross over du Festival l’Esprit du piano, met en jeu, digital dans les deux sens du terme, l’esprit de Jean-Sebastien Bach, figure inspiratrice de son piano augmenté.
Qui prend place à l’Auditorium de Bordeaux voit sur la scène un dispositif central quasi triangulaire composé d’un grand et « vrai » piano de concert, d’un synthétiseur numérique et de quelques appareils électroniques propres à la scène actuelle, qui est ici une scène étendue, acoustiquement et historiquement, de Bach à Tristano.
Bach sonorisé, Bach augmenté, Bach paraphrasé…
La sonorisation du piano acoustique est ce qui déplace le plus radicalement les habitudes d’écoute propres au classique : c’est la nature concrète du son de l’instrument qui est touchée. Le ressenti des timbres, des plans sonores, des résonances, du legato, du staccato, de la dynamique est donc tout autre. Un temps d’accommodation est nécessaire, côté audition, en miroir de celui qu’il a fallu à l’interprète pour ajuster son jeu aux nouvelles possibilités de la technique, en collaboration étroite avec son ingénieur du son, figure-double de technicien-artiste, prolongement de l’interprète.
Le programme réunit en une chaine aux maillons serrés Suites de Bach et compositions de Tristano. Le musicien compose ainsi une sorte de grande Suite, genre baroque par excellence, dans laquelle chaque pièce est à sa place et reçoit de la danse son rythme unique et caractérisé. À l’Allemande, la Sarabande ou encore la Gigue, Tristano fait correspondre ses propres rythmes, inspirés des danses afro ou latino-américaines ou encore de la musique répétitive. Ils sont soulignés par une pédale rythmique actionnée par le pied droit, ordinairement dévolue à l’entretien de la résonance sur instrument acoustique.
Le piano se voit également augmenté par la « préparation » de quelques cordes graves, à la manière de John Cage. Le pianiste vient les gratter debout, se libérant ainsi de l’assignation à demeurer assis au tabouret. Le corps entier participe alors au jeu, l’arrondi des épaules, relativement immuable pendant Bach, changeant en fonction de l’allure de ses propres compositions. L’homme-piano Tristano peut également pivoter sur son tabouret de manière à jouer simultanément de la main gauche sur le clavier acoustique et de la droite sur le clavier numérique. Les timbres commutent en gerbes sonores électrisantes, mixtures d’orgues agrandies, que Bach aurait pu rêver.
…mais Bach épuré !
En dépit de cette disposition au mélange, à l’hybridation, un certain purisme semble animer le pianiste. Déjà, par son goût, précoce et déterminé, pour un seul compositeur, Bach, sinon une seule époque, baroque. Ensuite par ce « beat », battant comme un seul cœur, entre les œuvres, point de cristallisation dense des musiques qu’il pratique et qui s’y enroulent. Il est à la fois tactus, tempo, pulsation, allure, drive, groove, intention de jeu, phrasé, rythme harmonique ou encore swing, et au final, transe ! C’est lui qui fait défiler à la fois le long serpent mélodique sur la basse continue chez Bach et, telle une infra-basse traversant les corps, thèmes, sections mélodico-rythmiques, riffs et ostinatos chez Tristano.
Il y a également chez le pianiste un respect du genre et de la forme, celle de la Suite, telle une expression de l’universalité en musique chez le cantor. Les deux œuvres de Bach sont jouées intégralement et sans interpolation ; de même, Tristano reste sobre sur le plan des ornementations, lors des reprises qui caractérisent la forme dite binaire des danses ; sans doute pour garder le tempo : rester on time. Enfin, l’unité tonale est préservée entre les Suites de Bach et ses propres compositions, dont le parcours tonal voyage, voire plane, comme au cœur des danses baroques, entre tonalités voisines.
L’amplification du piano oblige Tristano, dans Bach, à avoir jeu délicat et recueilli, à contrôler les accents de manière millimétrée, à doser les notes tenues et les résonances, pour que la montée en intensité propre à la suite d’une danse à l’autre reste « bien tempérée ». En résulte un toucher souple, à l’attaque et au rebond élastiques, qui trouvera à se déployer, entre peau et métal, dans ses compositions les plus martelées.
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Ainsi emphase et économie de moyens atteignent leur point d’équilibre dans la démarche informée et informante de Francesco Tristano.
Demandez le programme !
- F. Tristano – Ciacona seconda (version 2024)
- J.S Bach – Partita n° 2 en do mineur, BWV 826
- F. Tristano – Neon city (2019)
- J.S Bach – Suite Française n° 1 en ré mineur, BWV 812
- F. Tristano – Beyond Bach (2023) – Electric mirror (2018) – Toccata remix (2021)