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7 Péchés Capitaux à Rennes : l’avis d’Eva

OPÉRA – L’Opéra de Rennes programme Les Sept Péchés capitaux, un ballet chanté pour 5 voix et orchestre, signé Kurt Weill et Bertolt Brecht, dans une mise en scène de Jacques Osinski et sous la direction musicale de Benjamin Levy. Témoignage d’une spectatrice privilégiée…

Eva Sünder est danseuse au cabaret Moustache à Nouvoitou, à côté de Rennes. Ce soir, elle va à l’opéra pour la première fois. Elle a pris une place un peu au hasard : elle n’y connait rien mais on lui a dit que Kurt Weill, c’était du cabaret. 

Il y a la queue devant la grille d’entrée. Excédée que ça n’avance pas, elle manifeste bruyamment sa colère et décide de jouer des coudes pour doubler la file d’attente. Pour un ridicule temps gagné, elle éprouve un sentiment de satisfaction qui n’a d’égal que sa vanité. Et pourquoi lui fouille-t-on son sac ? Elle, Eva Sünder, la célèbre danseuse ET influenceuse ! Elle évite dans le hall un de ses nombreux amants avec qui elle a connu sans retenue des moments de plaisirs sensuels et luxurieux.  

Paresseuse, elle ne va tout de même pas monter toutes ces marches ! Mais où se trouve l’ascenseur ? « Du côté de la billetterie », lui indique une charmante hôtesse.  En s’y rendant, elle entend des bruits de voix confus. Elle s’approche et s’introduit sans scrupule dans la salle de réception réservée aux mécènes et aux spectateurs de la catégorie Prestige. Gourmande, elle se précipite sur le buffet qu’elle trouve succulent, se fait servir deux coupes de champagne. Un peu pompette, elle se décide tout de même à rejoindre sa place. Elle ne donne pas de pourboire à l’ouvreuse et pas question d’acheter le programme. Elle empruntera celui de ses voisins, probablement moins avares qu’elle ! Enfin installée après avoir fait lever tout le rang, elle regarde envieuse les escarpins Louboutin de sa voisine qu’elle a failli écraser.

Mise en « cène »

Eva Sünder est loin de se douter de ce qui l’attend lorsque le rideau s’ouvre sur un décor dépouillé ; un simple échafaudage de métal au centre de la scène, avec au fond une table à manger où se trouvent quatre hommes. Un vestiaire visible pour les changements de costumes, le tout éclairé d’un néon blafard. « On est loin d’une scène de cabaret », pense Eva. Les images défilent comme au cinéma, le texte est dans une langue qu’elle ne comprend pas. Suivre à la fois le sur-titrage, la vidéo et ce qui se passe sur scène demande une certaine habitude. La vidéo (signée Yann Chapotel) attire tout d’abord son regard, illustration graphique littérale de l’action, donnant un réel relief à cette œuvre satirique et cynique. Les donuts volants et hamburgers dégoulinants la font rire. La farandole d’hommes se tirant une balle dans la tête la font frémir.  

© Laurent Guizard

Petit à petit, l’histoire prend forme grâce à une mise en scène fluide et efficace, conçue par Jacques Osinski. Elle raconte le parcours initiatique de deux sœurs jumelles prénommées Anna (non pas originaires de Rochefort mais de la Louisiane) en proie aux vices du monde. Chacun des sept tableaux évoque un vice, une étape dans une ville, du Mississipi à San Francisco en passant par Los Angeles, un aller-retour. Un road trip qui rappelle certains films américains. 

Fruits défendus

Eva Sünder comprend l’immoralité de ce récit à travers la danse, un art qui lui parle

© Laurent Guizard

Noémie Ettlin interprète Anna la danseuse. Victime tourmentée, toujours au bord du précipice, elle exprime son évolution avec une gestuelle à la fois précise et suggestive. La chorégraphie est variée, pour montrer les différentes transformations du personnage : de la jeune fille sage et gracieuse qui « a voulu faire de l’art au cabaret », la danseuse qui s’encanaille pour plaire, la vedette qui ne doit pas prendre un gramme, la prostituée qui  fait tourner la tête des hommes, pour finalement être détruite, n’être plus qu’une poupée de chiffon que sa sœur, sa famille, la société ont cassé tel un jouet, sacrifiée au nom d’un intérêt commun porté par l’égoïsme « petit-bourgeois » (selon Bertold Brecht, l’auteur du livret). 

Eva Sünder est impressionnée par la chanteuse Natalie Pérez, qui campe une sœur manipulatrice de sa voix ductile au timbre mordoré et à l’articulation parfaite, tout en faisant figure de bonne conscience. Sans jamais hausser le ton ou forcer la voix, elle pousse sa sœur au vice, sournoisement. Sa musicalité s’affirme dans les trois chansons également écrites par Kurt Weill, que le metteur en scène a inséré dans la trame : mélancolie touchante dans La complainte de la Seine, voix à peine susurrée dans Je ne t’aime plus. Dans Youkali, elle esquive même quelques pas de danse avec sa partenaire, ondulant au gré de la ligne musicale. Eva Sünder ne peut retenir une petite larme. 

© Laurent Guizard
La Famille : le noyau du pécher

Elle est surprise, un peu déboussolée en découvrant la famille chantée par un quatuor d’hommes, y compris la mère qui a d’ailleurs la voix la plus grave ! Cela lui fait penser à des chants d’église, d’autant plus que les chanteurs font souvent semblant de prier en psalmodiant ces chants tournés en dérision. À chaque numéro, le quatuor vocal est éclairé d’une lumière blafarde et commente les actions d’Anna (que le père lit dans le journal) ou prodigue des conseils à leur fille et sœur. Hypocrites, vénales et fainéants, père, mère et frères attendent l’argent que doit leur rapporter la fille afin de construire une maison :  peu importe les moyens, pourvu qu’on ait l’argent. Le ténor vibrant de Manuel Núñez Camelino, le ténor assuré de Camille Tresmontant, le baryton affirmé de Guillaume Andrieux et la basse imposante de Florent Baffi forment un quatuor équilibré régalant le public lors du numéro sur la gourmandise, interprété à cappella. 

© Laurent Guizard

Eva  Sünder a une folle envie de danser en écoutant la diversité de la musique de Kurt Weill. Valse, tango, foxtrot… toutes ces danses, elle connaît. Elle s’imagine sur une piste au bras de son dernier soupirant, le rythme est effréné et elle se demande où va s’arrêter ce manège infernal. Elle est envoutée par l’interprétation des 16 musiciens de l’Orchestre National de Bretagne et leur chef Benjamin Levy. Ça fleure bon le cabaret d’entre- deux-guerres, entre bastringue et musique savante dont Kurt Weill avait le secret. Les sonorités sont variées, tour à tour douces, âcres, vibrantes ou tranchantes, l’orchestration raffinée transfigurant les rythmes de danses populaires.

À lire également : L’Opéra de Quat’ sous à Aix : Mauvais genre !

Pour sa première à l’opéra, Eva Sünder est conquise et applaudit avec enthousiasme l’ensemble des artistes. C’est sûr, elle reviendra. 

Avant de partir, elle ramasse un programme oublié. Le titre en allemand l’interpelle : « Die sieben Todsünder ». Elle sait qu’un de ses ancêtres est allemand et s’est exilé en France, car il était opposé au gouvernement du IIIème Reich en 1933. Tiens, c’est la même année que la création de l’œuvre. Weill et Brecht se sont aussi exilés pour les mêmes raisons. Et elle comprend alors que son nom, « Sünder » veut dire…pécheur !

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