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Cenerentola à Caen : comique de gore

OPÉRA – Au théâtre de Caen, la Cenerentola de Rossini prend des faux airs de film d’épouvante. Un gore burlesque qui transpose le conte le plus célèbre du bel Canto dans l’univers de Tim Burton.

Si on pense que le livret de Jacopo Ferretti et la musique de Rossini avaient arraché Cendrillon à la cruauté originelle que ce conte de Charles Perrault a en partage avec les autres contes de fées, cette production de La Cenerentola par l’Opéra national de Lorraine pourrait bien bouleverser tous nos repères. Certes, la musique de celui qui, à vingt-cinq ans, avait déjà eu le temps de s’imposer en maître de l’opéra bouffe, reste jubilatoire et traduit bien toujours tout le comique de cette adaptation giocosa.

Conte défait

Toutefois, on est immanquablement dérouté par le choix de Fabrice Murgia d’interpréter cette histoire qu’on s’est habitué à situer dans ce qui évoque un vieux palais autour du sort d’une jeune femme candide et au cœur pur, en la transposant cette fois dans un univers gothique où le gore et l’horreur coudoient le trash et une esthétique du mauvais goût. On est forcément dérouté dès que s’ouvre le rideau sur le décor efficace, simple mais conçu par Vincent Lemaire avec un rare souci du détail : une scène en clair-obscur, laissant entrevoir ombres et taches de sang sur le sol, un bar sombre à jardin, et, ici ou là, des crânes, des membres amputés et des pieuvres visqueuses.

© Simon Gosselin

Dans ce bouge inquiétant, les deux sœurs d’Angelina (nom de celle que l’on surnomme Cenerentola dans le livret de Ferretti) trépignent en frivoles narcissiques, perches à selfie à la main. Avec leur père, Don Magnifico, qui se présente en lourdaud sans vergogne affublé d’un survêtement et d’une casquette rouge, les deux bimbos bécasses qui « son tutte papà » contribuent à mêler à cette atmosphère lugubre une caricature de la sous-culture. C’est à ce mode de vie que renverra encore l’accoutrement de Dandini, valet de Don Ramiro, lorsqu’il apparaîtra dans la demeure de Don Magnifico en faux prince bling-bling, tout droit sorti d’un clip de rap, sous un manteau de fourrure, derrière ses lunettes de soleil et dans des baskets dorées. 

Sang-drillon

De cette série de personnages grossiers s’en distingue une autre qui sera au service de la rencontre des deux protagonistes. D’abord, les gentilshommes qui viennent annoncer à Don Magnifico l’arrivée du prince : une équipe d’agents secrets, portant costume et lunettes noirs ; ensuite, Alidoro, le philosophe ressemblant à un mage fantasque et interlope ; et, enfin, les deux personnages centraux, le prince Ramiro, véritable héros du romantisme noir, et Angelina, une Cendrillon gothique, aux cheveux verts et tout à fait opposée à la douce servante que l’on attend : pratiquant des dissections dans la cage de l’escalier qu’elle descendra plus tard en robe nuptiale, elle est présentée à travers son goût macabre, comme pouvant se montrer féroce et brutale, mais jamais dupe, ni naïve, toujours à suivre avec attention les événements, comme l’atteste le dispositif de vidéo en direct, assuré par Violette et Théo Martin, et qui nous permet de voir, en caméra subjective, ce qu’elle voit des scènes dont elle est exclue. Ces images reproduites sur un grand écran en forme de lune ou sur la paroi du fond de la scène rappellent l’esthétique étrange et menaçante du cinéma expressionniste et nous éloignent définitivement de la féérie. 

© Simon Gosselin

Ce renversement des valeurs présente alors deux intérêts. D’une part, il donne un tout autre relief au livret. Toutes les interventions de Cenerentola au premier acte, que l’on rencontre souvent sur le mode lamentatif, ne sont plus ici interprétées comme des plaintes mais plutôt comme les indignations d’une jeune femme moins soumise que rebelle. D’autre part, en concevant les deux protagonistes en héros gothiques, Fabrice Murgia les installe en dehors de la sous-culture avilissante incarnée par les trois oppresseurs que sont Magnifico et les deux sœurs, et en fait les représentants d’une contre-culture à laquelle (rêvons !) bien des adolescents du public pourraient s’identifier. 

Chœur ouvert

Cette surenchère de l’horreur, qui culminera dans le travail magistral de Clara Peluffo Valentini pour concevoir les effroyables costumes du bal dont la plus sanglante soirée d’Halloween n’a rien à envier – ceux du chœur de gentilhommes en zombies éclopés, ceux des deux sœurs en diablesses siamoises ou encore de Ramiro en Frankenstein – se met vite au service du rire que rend également possible une conduite musicale très enlevée, tendant plus vers la légèreté des opéras bouffes du XVIIIe que vers les effets monumentaux du grand opéra qu’admettrait pourtant tout autant la partition. La direction de Giulio Cinola semble en effet surtout viser les nuances et la mesure, si bien que l’orchestre nous surprend plus par la précision et la délicatesse de ses pianissimi et la modération de ses tempi que par l’éclat des fortissimi habituels. Cette priorité donnée au rythme sur la puissance met en valeur le staccato des chants en chœur, que, à la différence de certains solistes, tient impeccablement l’ensemble des gentilshommes incarné par le chœur d’hommes de l’Opéra national de Lorraine qui fait corps avec l’orchestre, en partageant sa large palette de nuances et en ne produisant avec les instrumentistes qu’une seule voix dans une symbiose imperturbable. 

© Simon Gosselin
Le cast : beautés intérieures

Tous les solistes tiennent bien leur rôle burlesque. Cela est dû non seulement à la maîtrise du comique de geste mais également à une juste distribution des timbres. 

  • Les deux sœurs, Clorinda incarnée par Héloïse Poulet et Tisbe par Alix Le Saux, ont des voix très complémentaires. Celle de la première soprano se donne dans la grande extension de sa puissance avec des aigus très clairs, celle de la seconde est plus ronde et plus chaude dans le médium et le bas médium. Leur duo a un effet réénergisant, notamment dans leurs récitatifs mais également dans leurs mouvements et leurs danses lorsqu’elles ne chantent pas.
  • En Don Magnifico, le baryton Gyula Nagy, a la voix assez sombre, bien que, un peu trop dans la gorge et souvent en arrière, elle manque parfois de brillance. Mais associée à sa gaucherie et ses gestes empruntés, elle incarne bien la balourdise du personnage. 
  • Le baryton-basse Sam Carl propose un Alidoro convaincant. Même si sa voix n’est pas toujours égale, son timbre métallique sied parfaitement au personnage. 
  • L’interprétation de Dandini par le baryton Alessio Darduini est aussi très réussie. Sa voix profonde et brillante compose avec l’aisance de ses mouvements et l’espièglerie de son jeu un contraste entièrement au service de la burla
  • Dave Monaco est un vrai ténor rossinien. Son Don Ramiro est irréprochable, sa voix agile et claire atteint ses contre-uts sans effort apparent et sans jamais détimbrer. 
  • Beth Taylor incarne une Angelina profonde et spirituelle. Son interprétation, pleine de nuances, cherchant à poser délicatement et avec souplesse chaque note, de la plus grave à la plus aiguë, est toute au profit de l’expression de l’intériorité dont son beau-père et ses deux sœurs semblent, par opposition, totalement dépourvus. 
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Cette comédie horrifique qui s’amuse plaisamment au jeu des citations, allant de Massacre à la tronçonneuse aux premières notes de la Tarantella del Seicento sur lesquelles s’avancera Alidoro en livreur de pizza, tourne donc en une farce déjantée qui séduit pleinement le public caennais, souvent hilare et tellement pressé d’acclamer les interprètes qu’il n’aura pas attendu que les musiciens aient joué leur dernier accord pour applaudir à tout rompre.  

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