CONCERT – Le pianiste vietnamien, lauréat du Concours Chopin en 1980, met en vibration l’écrin acoustique de l’Auditorium Campra, lors d’un concert conçu en deux temps, deux compositeurs, deux arts, du toucher et de toucher.
Ces deux arts sont étroitement liés chez Đặng Thái Sơn ; ils opèrent en même temps, non pas selon une relation de cause à effet mais à la manière d’un précieux cercle vertueux. Le répertoire de Debussy, plus naturaliste que lyrique, permet à l’interprète de mettre l’emphase sur la dimension kinesthésique du piano, avec ses ondoiements, celui de Chopin, sur sa dimension organique, avec ses mouvements du corps et du cœur.
Debussy, sans y toucher
Les opus choisis par l’interprète sont comme des plongées oniriques dans la matière, à la manière de Bachelard : l’eau et les rêves, l’air et les songes, la poétique du feu, etc., le tout depuis l’ancrage terrestre du piano. Đặng Thái Sơn extrait, avec un toucher minutieux de calligraphe, tout ce monde de vibrations, de cellules, d’atomes qu’un Debussy, résolument moderne et sensualiste, est parvenu à écrire pour le piano. Chaque œuvre questionne la musique, la met en doute, et y répond par la justesse de l’interprétation.
C’est avec cette posture, philosophique et physique, que Đặng Thái Sơn, en maître Zen, aborde le piano : rien qui ne soit en dehors de la musique. C’est en posant les deux mains sur le bois noir de l’instrument qui surplombe le clavier qu’il semble se laisser traverser par son énergie et l’acclimater à la sienne. Puis commence le concert, quand la musique crève l’écran de la table d’harmonie. Deux paramètres sonores sont particulièrement travaillés : le timbre et le rythme élargis aux dimensions d’un grand rêve ou d’une vision fugitive qui cheminent et se déplient de pièces en pièces. L’amorti de la main dans les notes longues figure un vibrato qui permet au son d’être pétri alors que le marteau de la touche a terminé sa course. Elle révèle la richesse vibrante de l’immobilité. La résonance suit deux mouvements, en-dedans et au-dehors du son ; elle en atteint le noyau pour le faire rayonner. Les phalanges du pianiste deviennent des gouttes d’or que recueillent les paumes de ses mains. Les doigts inoccupés se lèvent résolument pour donner de l’espace aux autres, tandis que les poignets font une rotation interne. Un geste discret de l’épaule vient révéler et accompagner la danse de la matière musicale, notamment dans ses passages rythmiques, à la manière du ragtime. La danse comme l’expression la plus pure de la joie.
Chopin l’intouchable
De la calligraphie de Debussy explose Chopin. Les gestes se font encore plus organiques, pour assurer, dans la longue durée de cette deuxième partie de concert, leur connexion immédiate avec le son. Les doigts relevés donnent du champ au chant, qui se veut à la fois ciselé et rubato, linéaire ou ramassé. Les attaches du bras, depuis l’épaule, s’enroulent et se déroulent, alors que les coudes ont le tombé de deux fils à plomb. Un équilibre est atteint entre le cercle et la droite, en une « mystérieuse apothéose » (Ravel à propos de la Barcarolle).
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Les contrastes dynamiques, également tout autres chez Chopin, appellent la solide solidarité des doigts. De même, la succession des tensions et détentes, fondée sur la régularité de la danse, notamment des valses, se doit d’être autrement incorporée que pour Debussy. Le côté rengaine de la valse de salon s’efface au profit d’une élégante ou poignante mélancolie, d’un art du trait qui souligne les replis intimes de l’âme, d’un art du sanglot enfoui dans un grand mouchoir (la Mazurka op. 17 n°4 donnée en bis).
Demandez le programme !
C. Debussy
- Rêverie
- Images, livre I
- Deux arabesques
- Masques
- Children’s corner
F. Chopin
- Barcarolle en fa dièse majeur
- Nocturnes en do mineur et do dièse mineur
- Valses en mi majeur, mi bémol majeur, sol bémol majeur, si mineur et la bémol majeur
- Scherzo n°2 en si bémol mineur