DANSE – Avec Thikra – « Night of Remembering », Akram Khan signe l’une de ses œuvres les plus abouties, véritable hommage à un rituel féminin ancestral. Une claque ! Portée par quatorze danseuses sidérantes, cette cérémonie nous happe. À découvrir jusqu’à 18 octobre au Théâtre de la Ville.
Dévoilée cet été au Festival de Montpellier, cette création née de la rencontre d’Akram Khan avec l’une des plasticiennes contemporaines saoudiennes les plus reconnues, Manal AlDowayan (Biennale de Venise 2024) nous transporte dans un rite ancestral fascinant : chaque année, une communauté se rend sur un site de ruines pour honorer l’esprit qui l’habite. « Thikra » (« souvenir » en arabe) nous plonge dans cette nuit sacrée où un cercle de femmes se rassemble pour célébrer sa cheffe disparue et intronise celle qui lui succède.
Dans le désert d’AlUla…
On découvre sur le plateau les ruines d’AlUla, en Arabie saoudite : une jeune femme se repose sur un rocher à l’avant-scène tandis qu’au fond, une grotte laisse échapper une lueur rouge. À son sommet, drapée dans un costume de druide, se tient la matriarche, aînée et cheffe de la communauté. Après s’être dépouillée de ses attributs, elle descend rejoindre la jeune femme en blanc, qu’on suppose être la défunte. Le rituel peut commencer.

…Pina rôde

Flamboyante, cette matriarche est incarnée par la magnifique danseuse japonaise Azusa Seyama, interprète phare des pièces de Pina Bausch. Elle doit faire revenir pendant ce culte l’esprit de l’ancienne cheffe, incarnée par la splendide Ching-Ying Chien, vestale en blanc immaculée. Si elle y parvient, elle prendra la tête du clan. Autour d’elles, les autres danseuses en sari forment un seul et même corps. Ces quatorze interprètes déploient une gestuelle métissée, croisant les danses traditionnelles indiennes (Bharata natyam et Kathak) aux danses de la région d’AlUla, avec une touche de Pina Bausch. Impossible alors de ne pas songer au Sacre du printemps. Les bras sculptent l’air, les chevelures tournoient, les corps se figent en statues antiques. Entre la nouvelle matriarche écarlate, la défunte immaculée et deux grandes silhouettes noires qui les dédoublent, les rituels se succèdent, se répètent et se répondent en une boucle hypnotique.
Et le vent nous emporte
Certains tableaux nous sidèrent : la défunte, telle Shiva, fait danser sa longue chevelure en se contorsionnant, jusqu’à la coincer entre ses orteils. Tremblements incessants traduisant la violence intérieure, corps à terre martyrisé par les autres, débordements cathartiques où explose la part sombre de chacune… On a le souffle coupé, littéralement.

L’heure file sans qu’on s’en aperçoive, happé par ces femmes. Hypnotisés ! La musique du compositeur indo-américain Aditya Prakash y est pour beaucoup : ses sonorités orientales et tribales créent une atmosphère mystique. Comme si cette tribu trouvait enfin un espace pour guérir toutes ensemble, en s’abandonnant au cycle de la vie mais surtout de la mort.
À lire également : Dans l’intimité d’Akram Khan
À la fin, l’esprit ancestral s’effondre d’épuisement. Il se reposera jusqu’à l’année suivante. Et nous aussi, sonnés d’avoir assisté à une cérémonie de sorcellerie, portée par des femmes d’une puissance rare. On imagine que les représentations en janvier dans le désert d’AlUla devaient être encore plus saisissantes, à ciel ouvert.

