OPÉRA ? – Au Théâtre du Châtelet, le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov crée un surprenant et ambitieux Hamlet/Fantômes, avec des acteurs internationaux de haute volée. Si la partie musicale du spectacle ne convainc pas totalement, c’est un impressionnant travail d’acteurs et de mise en scène qui nous est proposé.
« La pièce ! C’est là que je piégerai la conscience du Roi » croit Hamlet, concevant la souricière où doit tomber Claudius. Mais sur la scène du Théâtre du Châtelet, tel est pris qui croyait prendre…
Autopsie d’un héros
En effet, le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov prend le héros au mot : puisque le théâtre aurait ce pouvoir de révéler les secrets, il tend à Hamlet son propre piège. Réunissant dix acteurs autour d’un texte original en dix tableaux, dans quatre langues différentes (français, anglais, allemand et russe), Serebrennikov dissèque le personnage, tire les fils du texte, explore comment jouer la pièce aujourd’hui. Métathéâtrale, métatextuelle – métaverselle même, avec un recours à l’IA –, cette production est un méta-Hamlet.

Le metteur en scène, qui tourne tout autour du héros, vise parfois extrêmement juste dans l’interprétation qu’il en fait : ainsi du très beau monologue d’« Hamlet et le Père », sur le poids de l’héritage dans la marche du monde, ou de ce Fortinbras tyran contemporain. Le texte n’est pas égal d’une scène à l’autre, survolant parfois le propos, mais il fait cohabiter le sérieux et l’humour, la métaphysique et le corps, le passé et le présent, convoquant des fantômes inattendus – Maria Schneider, Sarah Bernhardt, Chostakovitch et Antonin Artaud, qui viennent hanter cet Hamlet pris en embuscade.
Être et ne pas être Hamlet
On l’a dit, certains passages sont moins séduisants que d’autres – celui sur Chostakovitch, notamment, tire en longueur –, mais le dispositif scénique et la mise en scène sont d’une technicité et d’une maîtrise remarquables. Dès l’entrée d’Odin Lund Biron sur scène, avec cette brouette pleine de crânes déversés sur le plateau, on se laisse attraper par cet appartement abandonné, blafard, au plafond percé d’où il peut pleuvoir sur Ophélie. Ajoutez-y une cheminée, une épée, des chaises et un miroir brisé – quelques vidéos également, mais qui ne polluent jamais l’ensemble – et vous aurez un terrain de jeu parfait pour des comédiens exceptionnels : car Hamlet/Fantômes est avant tout une pièce d’acteurs.

Ainsi, August Diehl brûle les planches dans sa double incarnation d’Hamlet et de son père, tout comme Judith Chemla jouant Hamlet et sa mère – la plus belle scène du spectacle. Odin Lund Biron captive par son élégance et sa diction, là où Bertrand de Roffignac et Nikita Kukushkin sont d’une physicalité saisissante – et la nudité frontale n’est pas ce qu’il y a de plus physique dans leur jeu. Enfin, Filipp Avdeev est un Hamlet moins mis en valeur que ses collègues, malgré son monologue dans la peau de Chostakovitch ; mais il propose un beau moment chorégraphié avec Kristián Mensa, superbe danseur dans le trop bref « Hamlet et le fantôme ».
Tragédie musicale

Mais cette pièce se veut également un spectacle musical : on n’est pas loin du traquenard tendu à Blaise Ubaldini, chargé de proposer une partition qui ne soit pas purement décorative, alors même que le texte et la mise en scène occupent toute la place. Malheureusement, le piège se referme sur le compositeur : il y a certes les interventions chantées très réussies de Judith Chemla, et surtout Odin Lund Biron – remarquable chanteur. Mais pour le reste, la partition est surtout constituée d’aplats sonores, dont les crescendos soutiennent la tension dramatique du plateau ; de percussions qui ponctuent certaines prises de paroles ; de rares interventions de trois chanteurs, dont la tessiture grave vient répondre aux couleurs sombres de l’orchestration, qui évoque aussi bien la techno que Bernard Hermann ou une inspiration sérielle.

C’est de la bonne musique de scène au sens où elle accompagne ce qui se passe sur le plateau ; mais elle ne le commente, ni ne l’enrichit – c’est dommage avec l’Ensemble intercontemporain, qui aurait pu défendre une partition plus ambitieuse. Le public n’en réserve pas moins un accueil au-delà d’enthousiaste : c’est un parterre debout qui accueille les saluts.
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Ce n’était pas Hamlet, tout en étant uniquement Hamlet. C’était Shakespeare et Serebrennikov jouant au chat et à la souris. Des mots, des mots, des mots, et de grands acteurs, aussi.

