OPERA – Ted Huffman signe pour l’Opéra du Rhin une mise en scène d’Otello dépouillée, peinant à faire émerger la théâtralité de l’œuvre, mais où la musique cinématographique est menée par Speranza Scappucci :
Nuit blanches
Si cette production était un film, ce serait assurément une œuvre d’art et d’essai : un huis clos sordide sur un féminicide, filmé en plans fixes. Oh, bien sûr, il glanerait à coup sûr quelques statuettes prestigieuses, comme le prix d’interprétation féminine pour Adriana González dans le rôle de Desdemona, ou bien celui de la meilleure bande originale pour sa cheffe Speranza Scappucci. Il lui manquerait toutefois un ingrédient bien utile à la construction d’un succès public : le sens du spectacle et de la théâtralité. Quand bien même c’est un rideau noir qui tombe à la fin de chaque acte.
Écran noir
Si cette production était une pièce de théâtre, le spectateur attendrait une direction d’acteurs plus poussée, qui décortiquerait par exemple les motivations de Iago et montrerait la jouissance qu’il tire du mal qu’il fait, ou qui analyserait avec précision la manière dont le poison de la jalousie s’étend et intoxique Otello jusqu’à la folie meurtrière, malgré le manque flagrant de consistance des « preuves » imaginées par Iago. Au lieu de cela, ces deux personnages, sur la complexité desquels repose l’entièreté du drame, semblent perdus et statiques sur la scène, comme si le chant suffisait à créer l’émotion sans qu’il soit nécessaire de lui donner une âme. Bien sûr, les riches costumes d’Astrid Klein raviront les spectateurs en quête d’esthétisme par leur aspect très cinématographique, renforcé par le décor unique, abstrait et immaculé (inspiré selon le programme du théâtre élisabéthain) : trois murs drapés de toiles blanches.

Blanc et noir
Le metteur en scène Ted Huffman, qui vient d’être nommé Directeur général du Festival d’Aix-en-Provence, a peut-être eu la tête ailleurs au moment de diriger cette production. Il n’a pas été aidé non plus par un changement de distribution crucial : le ténor afro-américain Issachah Savage avait initialement été distribué dans le rôle-titre afin de mettre en exergue le racisme que subit Otello et qui, selon le dramaturge, explique en partie (sans l’excuser) sa fragilité. Or le chanteur a dû renoncer à chanter la production et Mikheil Sheshaberidze a repris le rôle au pied levé. Mais, le blackface étant désormais banni des scènes, même, paradoxalement, pour dénoncer le racisme, c’est tout cet angle psychologique qui a disparu avec la mélanine du chanteur.

Bande originale
L’Orchestre Philharmonique de Strasbourg reste l’un des grands atouts du spectacle. À la baguette, Speranza Scappucci parvient à la fois à peindre l’action par des envolées puissantes, parfois brutales de la phalange, donnant à la partition un aspect très cinématographique. Mais elle sonde aussi les cœurs des personnages avec délicatesse et précision, produisant des pianissimi frémissants. « Cette œuvre est une machine : une fois lancée, elle ne peut plus s’arrêter », explique-t-elle : c’est tout à fait l’impression qu’elle parvient à transmettre au public. Qu’ils grondent ou qu’ils sautillent, les chœurs réunis des opéras du Rhin et de Lorraine ne forment qu’un : ils produisent un son d’une grande homogénéité, clair et resplendissant.

Distribution cinq é-toiles
- Le public ne s’y trompe pas : au moment des saluts finaux, c’est elle qui récolte toutes les acclamations. En Desdemona, Adriana González dévoile une large palette de couleurs et d’émotions. Elle nuance son chant à merveille, s’appuyant pour cela sur une texture vocale dense et riche, même lorsque le son est filé.
- Daniel Miroslaw offre à Iago sa voix noire et brillante, bien émise, manifestement plus à l’aise dans les profondeurs de l’enfer que dans les aigus élégiaques.
- Mikheil Sheshaberidze parvient souvent à impressionner dans le rôle-titre par sa puissance et la maîtrise totale de l’ambitus. Mais il manque encore de finesse interprétative, tant dans le jeu scénique que dans la musicalité, pour vraiment émouvoir le spectateur.
- Joel Prieto se montre à l’aise en Cassio, à la fois théâtralement et vocalement, sa voix couverte et claire ayant un charme certain.
- En Emilia, Brigitta Listra expose une voix de mezzo-soprano ardente et une belle présence scénique.
- En Roderigo, Massimo Frigato affiche une voix ample au large ambitus tandis que Jasurbek Khaydarov (Lodovico) et Thomas Chenhall (Montano) s’appuient sur leurs basses sombres, noble pour le premier, posée pour le second.
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Baisser de rideau
Lors des saluts, le public accueille poliment l’ensemble des artistes, y compris l’équipe de mise en scène, avec un enthousiasme particulier pour Adriana González et pour Speranza Scappucci.

