OPÉRA – Wajdi Mouawad et ses forces lyriques menées par Tamara Bounazou, Theo Hoffman et Philippe Talbot, envahissent la scène de l’Opéra Comique pour raconter l’histoire d’Iphigénie en Tauride/Crimée de Gluck, où l’actualité et l’antiquité se confondent.
Deux semaines pile après le braquage du Louvre, l’Opéra Comique devient le théâtre d’une opération lyrique spéciale dont l’objectif est de dérober à un musée russe de Crimée deux statuettes grecques et les restituer à la mère patrie. Ici pas de monte-charge ni de disqueuses : les 7 minutes deviennent 2h30, et on assiste à des affrontements militaires où un effectif musical lourd est déployé pour mener à bien cette action délicate. Wajdi Mouawad, un fin stratège scénique et le commandant du régiment théâtral de la Colline, est promu sur ce champ de bataille lyrique pour conduire une nouvelle manœuvre à haut risque émotionnel : Iphigénie en Tauride de Gluck.
La guerre n’a pas d’âge
Si on dit souvent que les œuvres intemporelles de Molière font de lui notre contemporain (Barthes disait la même chose de Racine), la tactique militaire et scénique de Wajdi Mouawad fait d’Euripide l’un des nôtres. La tragédie grecque est aussi la tragédie moderne, et Mouawad brouille intelligemment les pistes entre l’actualité et l’antiquité, mettant en miroir nos deux époques. La Tauride est en effet la Crimée, la forêt de Diane un musée d’art, Thoas son directeur, l’Iphigénie conservatrice, Oreste et Pylade émissaires grecs, la guerre de Troie étant la guerre en Ukraine. La nuit dans le musée est la nuit dans la forêt, l’obscurité étant illuminée par la couleur écarlate du sang (lumières d’Éric Champoux), coulé à flots et par lequel on peint le mur forestier (l’autel de Diane) ou le tableau du musée.

Les décors de la scène de bataille (Emmanuel Clolus) sont austères et renforcent les contrastes et antagonismes des adversaires, permettant un mouvement fluide et abondant des armées (chorégraphie de Daphné Mauger). Les uniformes et maquillages (camouflages) faites par Emmanuelle Thomas sont convaincants et plongent directement le spectateur neutre dans cet univers obscur et belliqueux. Or, la tactique de Mouawad semble rester plutôt dans son approche classique que moderne, et ainsi quelque peu incohérente dans l’ensemble (tout comme les scènes de “nudité artistique”, pour lesquelles on a lancé un avertissement au public).
Prisonniers de guerre
L’Iphigénie de la soprano Tamara Bounazou commande les forces lyriques de sa voix incisive, lumineuse, énergique, par son élan combatif et un timbre clair-obscur, parfaitement incorporé dans la mise en guerre. Si elle devance parfois l’orchestre et écourte ses phrases, son phrasé en revanche s’avère expressif, mélodieux et d’une projection droite et sonore.

Deux suspects étrangers sont interpellés dans les contrées criméennes : les commandants de l’armée grecque, Oreste et Pylade. Oreste (Théo Hoffman) fait ses aveux aux enquêteurs (« J’étais né pour le crime ») et à son compagnon de captivité (« Je t’ai donné la mort…Je n’avais qu’un ami, je deviens son bourreau »), d’une voix émue et vibrante, sombre et résonnante. Pylade (Philippe Talbot) lui répond d’un ton chaleureux, plein de rondeur et d’amitié, finement articulé et d’une émission lumineuse. Leur adversaire, le grand homme à la grande voix, le roi Thoas (Jean-Fernand Setti) s’impose par une sonorité retentissante, sombre, riche et souveraine, bien qu’une intonation à peine vibrée manque de stabilité, malgré un jeu d’acteur remarquable.

Dans les seconds rôles, la déesse dorée (à l’allure robotique) Diane (Léontine Maridat-Zimmerlin) chante ses aigus sans appui, un peu stridents et vibrés, une femme grecque (soprano Fanny Soyer) est en revanche lumineuse et chanté en justesse, tandis que le Ministre du sanctuaire (Lysandre Châlon) est un baryton-basse aux graves charnus et amples, un soutien nécessaire sur le front vocal.
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Oui mon général !
Depuis les tranchées de la fosse d’orchestre, le général Langrée (le commandant en chef de l’Opéra Comique) dirige les troupes du Consort et des Éléments qui sont sur la première ligne du front. Sous le feu croisé des chœurs et des cuivres, les soldats du pupitre avancent à pas mesuré. Le général coordonne les divisions instrumentales en parfait équilibre, les violons étant à l’assaut avec une énergie va-t-en-guerre que couvrent les vents, alors que les percussions bombardent avec leurs machines à vent et à tonnerre, déployées pleinement. Les armées chorales d’Euménides et des Scythes (Russes ?) chantent et chargent en bon équilibre dans leur bataillon, et en rapport avec les tranchées orchestrales qui les soutiennent. Le corpus masculin est un peu plus lumineux vocalement, mais tous partagent la même passion et le même engagement.

Le rideau tombe : mission accomplie. Les Arsène Lupin antiques rapportent les statuettes en Grèce, aucun membre du corps lyrique n’a été perdu. Les civils (spectateurs) rapportent des effets secondaires : l’enchantement et un léger étourdissement, les applaudissements frénétiques, surtout pour Iphigénie, visiblement émue à l’issue de cette bataille.

