FESTIVAL – Le metteur en scène Dmitri Tcherniakov réunit les deux bouts de la vie d’Iphigénie, victime devenue bourreau, par la grâce des Dieux de l’Olympe, en ouverture du Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, sous la baguette d’Emmanuelle Haïm et la voix de l’infatigable soprano américaine Corinne Winters.
Bourreau et victime : violence domestique
Le flottement sur le destin final d’Iphigénie est exploité à fond par Dmitri Tcherniakov. Un double d’Iphigénie (la Diane de Soula Parassidis) intervient dans le final des deux opéras, comme pour boucler la boucle, et exprimer l’ambivalence et la complexité d’un personnage qui expérimente deux figures antagonistes et cruellement reliées. Pas de bourreau sans victime et vice versa. L’une est entourée par l’amour de ses proches ; l’autre isolée en terre étrangère. En ouverture de l’un et l’autre opus, le metteur en scène change l’oracle cauchemar, la préfiguration d’une mécanique qui réunit la Violence au Sacré. En fait, tout commence sur une fake news dans cette histoire : le stratagème d’Ulysse, qui conseille à Agamemnon de conduire sa fille à l’autel pour épouser Achille, l’autel étant, en vérité, celui du sacrifice.

Pour donner corps à ce subterfuge, le décor manie les transparences et les dualités : toiles tendues sur la structure des différentes pièces d’un domicile, cadre de la violence domestique en Aulide. Ces mêmes structures deviennent des néons dont les rais de lumière crue découpent la pénombre en Tauride. Les lumières éclairent les lieux de l’action, à la manière des échanges électriques traversant les zones du cerveau selon l’émotion ressentie. Y serait peut-être dissimulée l’origine de la violence, de la compassion, de la morale et de la spiritualité, que le diptyque réuni par le metteur en scène semble rechercher. Les costumes casual pimpant en Aulide, relèvent d’un style seventies, période de basculement de nos sociétés dans l’hyper-modernité. En Tauride, les personnages sont en treillis militaire, et partagent du thé brûlant dans des baraquements de fortune. De fait, la guerre de Troie a toujours lieu.

Le fait de dérouler, dans la longue durée pas moins de quinze ans de vie de l’héroïne, permet de restituer la complexité des rôles qui incombent aux individus, en proie aux forces antagonistes de l’amour et de la mort, de la paix et de la violence, de l’appartenance et de la désaffiliation, au cours de leur histoire de vie.
Fracas des armes
Depuis une fosse tour à tour énergique et tendre, sonorisée par l’adéquation des timbres entre eux et par l’écoute mutuelle qu’orchestre Emmanuelle Haïm, Le Concert d’Astrée suit et enrobe chaque partie vocale. D’autant plus qu’avec la nouvelle simplicité trouvée par Gluck, l’essentiel est dans le récitatif, dans le texte acollé à la musique. Pour autant, on entend une très fine disruption entre la fosse et le plateau, qui semble résulter de la barrière scénographique d’une intrigue qui se déroule en huis-clos.

Sur le plateau, règnent en majesté deux cortèges de voix masculines, aux graves diversement puissants, de Russell Braun à Nicolas Cavallier en Aulide, de Florian Sempey à Stanislas de Barbeyrac : un véritable combat de vibrato, doublé d’affrontements physiques souvent musclés. Alasdair Kent tranche dans ce vif par son ténor ailé et chorégraphique, tandis que Véronique Gens se réveille puis s’évanouit sous les effets d’une angoisse maternelle, en Aulide. L’Iphigénie de Corinne Winters étonne par sa versatilité vocale, ses aigus obscurcis par la tension identitaire de son personnage, d’abord adolescente rebelle puis prêtresse désabusée.
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Le chœur du Concert d’Astrée, en fosse comme sur scène, souvent homogène et mesuré est une vraie caresse pour l’oreille, un baume consolant. Chaque déplacement, chaque mouvement de tête, de corps, comme de corde vocale, est millimétré. Sur le plan dramaturgique, il présente une cohérence identitaire : il est la foule obstinée dans son aveuglement sanglant et totalitaire.
Une progressive mais longue standing ovation conclut ce spectacle-marathon au dénouement heureux, mais en demi-teinte. Iphigénie, restée en Tauride, partage le sort d’un peuple en perpétuel état de siège… figure sacrificielle d’hier et d’aujourd’hui.