DISQUE – À quelques mois d’écart, Herbert Blomstedt et Jordi Savall ont publié deux enregistrements passionnants des dernières symphonies de Franz Schubert. Une bonne occasion de comparer l’incomparable : des interprétations sur instruments modernes et anciens de deux chefs-d’oeuvres du Romantisme.
“Un ensemble baroque dans le romantique, ça ne marche pas avec les symphonies de Beethoven, mais c’est parfait pour l’opéra !”, affirmait mon très estimé collègue Olivier Delaunay dans sa récente chronique sur le disque des Talens Lyriques consacré à Pauline Viardot. En lisant ça, j’y ai vu un défi personnel, car je crois qu’au contraire, les ensembles baroques dans les symphonies de Beethoven, cela fonctionne très bien.
C’est en fait un vieux débat qui fait rage dans le monde de la musique classique depuis les années 70. Et même si cet article ne risque pas de le trancher définitivement, deux enregistrements récents des symphonies n°8 et 9 de Franz Schubert (1797-1828) nous apportent une belle occasion de confronter une interprétation sur orchestre moderne et une interprétation historiquement informée.
Lyrisme et majesté avec Herbert Blomstedt
Âgé de 95 ans, le vétéran de la direction d’orchestre Herbert Blomstedt ne cesse de nous ravir par sa jeunesse d’esprit, sa joie de faire de la musique, son immense talent et son intelligence musicale. Pour ses débuts avec le prestigieux Deutsche Grammophon, il a choisi de revenir à des œuvres qu’il a déjà enregistrées dans les années 80 avec l’orchestre de la Staatskapelle de Dresde. Depuis, sa vision a profondément changé, comme il l’explique dans le livret du disque : “À l’époque, nous utilisions encore l’ancienne édition complète des œuvres de Schubert – les volumes consacrés aux symphonies avaient été édités par Johannes Brahms. Le monde doit beaucoup à Brahms pour son travail sur les partitions, mais cette vieille édition présente de nombreux défauts.”
Après avoir enregistré des superbes intégrales Beethoven et Brahms avec l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, Blomstedt a de nouveau choisi cet orchestre, qui a créé la symphonie n°9 en 1839 sous la direction de Felix Mendelssohn. Il considère que c’est l’orchestre idéal pour interpréter “les chefs d’oeuvres du romantisme » : “Si un orchestre passe quelques jours à jouer la musique de Johann Sebastian Bach et le fait, de surcroît, depuis plusieurs siècles, comme l’a fait le Gewandhausorchester à l’Eglise Saint Thomas (de Leipzig), alors cela laisse inévitablement une marque, peut-être une attitude plus sérieuse. Mais dans tous les cas une attitude marquée par une compréhension spéciale du sens qui se trouve derrière les notes.”
Dans la 8e symphonie en si mineur, surnommée L’Inachevée, Blomstedt donne une lecture tout à la fois lyrique, équilibrée, et claire. L’œuvre baigne dans une douce mélancolie, dépourvue de pathos. Dans la symphonie n°9 en Do Majeur, dite “La Grande”, sa lecture est empreinte de majesté, de vivacité et conserve le même esprit alliant lyrisme et équilibre. Dans les deux œuvres, on ne peut qu’admirer son sens de la construction des phrases, sa capacité à faire respirer la musique et l’élégance de sa direction. Tout aussi admirable est l’orchestre du Gewandhaus, dont la beauté des timbres, la profondeur sonore et la souplesse sont merveilleuses. Le son de l’orchestre est chaleureux et très homogène, sans aspérité, avec des cordes très denses, des bois d’une grande finesse, des cuivres très ronds et des timbales mates.
Intensité dramatique et exaltation avec Savall
Avec ses 80 printemps passés, Jordi Savall est à peine plus jeune que Blomstedt. Rendu célèbre par sa participation au film Tous les matins du monde, le violiste de gambe et chef d’orchestre catalan est une figure emblématique de la “révolution baroque”, initiée notamment par Gustav Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt. À la tête du Concert des Nations, un ensemble qu’il a co-fondé avec Montserrat Figuerras en 1989, Jordi Savall s’est attaché à donner des interprétations historiquement informées du répertoire qui s’étend du Baroque au Romantisme (1600-1850).
Alors, c’est quoi une “interprétation historiquement informée” ? C’est une interprétation qui cherche à rendre compte des conventions d’exécution existant au moment de la composition d’une œuvre, qui utilise des instruments anciens ou de copies d’instruments anciens, et qui opère un travail de recherche musicologique sur les partitions. L’idée n’est pas tant d’être authentique – ce qui est impossible – que de revitaliser l’interprétation et de renouveler l’écoute des œuvres.
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Après une intégrale aussi décapante qu’enthousiasmante des symphonies de Beethoven sortie entre 2020 et 2022, Jordi Savall s’attaque désormais aux deux symphonies les plus célèbres de Schubert. Ainsi, après la “Révolution” des symphonies de Beethoven, ce nouveau disque est intitulé “Transfiguration”. Comme Jordi Savall l’explique dans le livret, ce qui l’a frappé dans ces symphonies, c’est “le rapport si intime et fraternel avec la souffrance et la mort”, la capacité de Schubert à “vivre cette dimension essentiellement intérieure et spirituelle”, une forme de “transfiguration”.
Ce qui frappe dès les premières mesures de l’Inachevée, c’est l’atmosphère dramatique et sombre dans laquelle Savall nous plonge. Sans forcer les contrastes, on se trouve dans une lecture beaucoup plus tranchante et exaltée que chez Blomstedt, voire même inquiétante. Dans la 9e symphonie, la lecture de Savall rugit de fureur et avance dans un élan implacable, qui donne par moment le sentiment d’une course vers l’abîme. Les sonorités très tranchantes des cordes, celles très acidulées, voire parfois acides, des bois, le vrombissement des timbales, et la rugosité des cuivres créent un paysage sonore extrêmement varié et contrasté.
Le grand gagnant dans cette confrontation, c’est Schubert. Car s’il est impossible de choisir entre ces belles interprétations, qui répondent à des choix musicaux diamétralement différents et sont pensées pour des instruments d’époques différentes, l’écoute comparée des deux enregistrements nous permet d’enrichir notre compréhension de la musique de Schubert, d’élargir notre palette sonore et de vivre des émotions variées.