CONCERT – Ce vendredi 21 avril 2023, Nelson Goerner se produisait sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, dans un programme Chopin / Liszt. Un récital romantique, c’est comme une boîte de chocolats : on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Fort heureusement, on pouvait compter sur le génie musical du pianiste argentin pour rendre ce moment inoubliable.
Savez-vous ce qui est vraiment contrariant pour un jeune critique musical ? Ne pas pouvoir prendre de notes. Sans mauvais jeu de mots. La magnifique scène du TCE mettait en valeur son soliste, baigné d’un halo doré… tandis que le reste de la salle était plongé dans le noir le plus total. Alors, il a bien fallu laisser tomber le carnet et la plume, et tenter de vivre ce moment sans coucher sur le papier absolument tout ce qui nous venait à l’esprit à chaque mesure de la partition.
Apprécier le romantisme autrement
Quand on a la possibilité de ne pas lâcher l’interprète du regard, quand la scène est aussi bien éclairée, quand tout s’efface au profit d’un seul soliste aussi brillant, on peut apprécier les détails qui font le comportement et la personnalité du musicien. Sans effusions, sans gestes exagérés, la performance sut concilier l’éclat et la sobriété. L’interprétation était au service de l’instrument, prise dans une intimité à la fois tendre et grandiose avec lui. Quelle grâce dans le toucher, quelle nonchalance ! On arriva bien souvent à l’évidence la plus épiphanique. Nelson Goerner est époustouflant dans sa maîtrise des changements brusques de ton, qualité ô combien précieuse dans un registre aussi contrasté que le registre romantique.
Se priver de notes, c’est aussi se laisser happer plus facilement par le récit global des deux morceaux : au lieu de suivre une marche méthodique de points à relever, nous avons pu parcourir la soirée dans sa continuité – et cet effet de continuité était bien essentiel, car les deux compositions se présentaient comme des narrations incroyablement haletantes.
Je vous mets les plus beaux morceaux ?
D’abord, il y eut les Ballades 1 à 4 de Chopin (op. 23, 38, 47 et 52). Quatre poèmes oscillant perpétuellement entre écriture épique et pathétique, emmenant l’auditeur aussi bien dans les tréfonds les plus dramatiques que dans d’éblouissantes envolées lyriques. Il est bien difficile de mettre en mots l’impression laissée par cette première partie de concert : il faudrait ajouter que l’écriture de Chopin y est sûrement encore plus paradoxale et contrastée que dans d’autres pièces nettement plus connues. On trouve ici une intention et des accents inquiétants d’une profondeur vraiment saisissante, quoique toujours intensément subtils. La main de Goerner s’est montrée parfaitement pure et douce, et le discours musical n’a eu aucune difficulté à prendre vie dans nos esprits.
L’inquiétante étrangeté
Vint ensuite la Sonate en si mineur de Liszt, sûrement plus dramatique et ésotérique, comme une sorte d’horizon connu, résonnant encore des échos de Chopin – mais déformé. Les couleurs sont assurément plus folles, plus opiniâtres également. Il y a quelque chose d’obstiné et d’implacable dans la complexité de ces pages, même dans les moments les plus erratiques. La main de Nelson Goerner sut donner de nouvelles inflexions à son phrasé pour rester fidèle au compositeur. Nous avons ainsi profité d’un son plus étincelant, plus cristallin, presque pointilleux pour affronter ce colossal opéra pour piano, qui a causé tant d’incompréhension à l’époque de sa création. La richesse de cette oeuvre, la diversité de ses tableaux, la finesse sidérante de l’écriture, en font une pièce hors-du-commun, inédite, novatrice, audacieuse. Ce morceau va jusqu’à la folie : obsessionnel dans ses thèmes et leur développement, il vous poursuit implacablement, vous étourdit et finit par vous plonger dans une profonde transe. Nelson Goerner était le voyageur surplombant la mer de nuages, le seul capable de nous sortir de cette vision mystique, et avant de le faire, il ne manqua pas de donner pleine puissance à son jeu.
Là où la musique que l’on doit aux compositeurs romantiques nous renvoie bien souvent à l’image (fantasmée ou non) d’un certain narcissisme artistique, on pouvait compter sur l’humilité de Nelson Goerner pour investir avec brio les deux partitions – ainsi que les deux rappels réclamés avec fougue par le public. Comme nous l’avons noté dans notre carnet, au sujet de l’ambiance de ce concert : kszeshnqla nzbfjd pzmabd. Désolé, on vous avait prévenu, il faisait très noir dans la salle.