FESTIVAL – Dans cette nouvelle Production – Festival d’Aix-en-Provence et La Philharmonie de Paris, trois ballets de Stravinski sont augmentés, non par leurs chorégraphies ad hoc, mais par un travail de transfert cinématographique, accompagné, en live, par l’Orchestre de Paris, sous la direction et le souffle de Klaus Mäkelä.
La résurrection d’un lieu
Le projet se déroule pour une deuxième fois au Stadium de Vitrolles, après la Symphonie Résurrection de Mahler mise en scène par Romeo Castellucci l’année dernière, pour ancrer l’événement dans un lieu de mémoire de son territoire, augmenter la dimension des scènes aixoises mais également le champ d’expression de la musique symphonique donnée en concert, dans une quête d’art total commune avec le genre de l’opéra.
Ce bloc de béton noir, conçu en 1994, par Rudy Ricciotti, n’a pas tenu le coup et le coût. Destiné à accueillir la chèvre (la culture) et le choux (le sport), ce géant était trop grand pour l’une, trop petit pour l’autre, trop loin d’Aix-en-Provence et trop proche de Vitrolles : un no mans’land, voire un non-lieu, pourtant bien squatté et bien taggué. Idéal pour se régénérer et régénérer la scène traditionnelle du Festival, notamment par des spectacles multi ou trans-artistiques.
Trois ballets sinon rien
Le projet, murement pensé en amont, veut questionner les frontières entre l’art vivant – le concert – et l’art reproductible – ici le cinéma et inverser le sens habituellement dévolu à la musique de film. Le cinéma, cet art industriel, vient servir un ballet d’images et imaginaire, réunissant trois œuvres distinctes d’Igor Stravinski : L’Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911) et Le Sacre du printemps (1913). Distinctes, elles le sont, dans leur propos et dans leur langage, c’est pourquoi chacune d’elle a été proposée à un vidéaste différent : L’Oiseau de feu àRebecca Zlotowski, Petrouchka à Bertrand Mandico, Le Sacre du printemps à Evangelia Kranioti.
Le cinéma renait de ses cendres muettes avec une bande-son réalisée en direct, juste à temps, agrégeant potentialités techniques vidéo, matière visuelle enregistrée, et présence émotionnelle, car vivante, des musiciens sur scène.
Klaus Mäkelä, réalisateur musical
L’Orchestre de Paris relève un drôle de défi : jouer dans un tel lieu, un tel répertoire et en synchronisation stricte avec ce qui défile à l’écran, par définition. Pas moins de 120 instrumentistes constituent les grandes briques de ce cosmos. Leur son est franc, sonore, direct, juste, suave et étincelant.
Le défi est relevé par le super héros de la Philarmonie, Klaus Mäkelä, que l’on aurait pu voir diriger assis sur un siège de réalisateur, lançant ses directives à la muette, par des gestes sémaphores à la fois amples et précis. Chaque opus fait appel à des gestes de mains spécifiques, comme s’ils relevaient de boxes subtiles, tant le jeune chef met de l’énergie dans ses poings. Il mobilise, à des hauteurs nouvelles – au-dessus de la tête, à la taille – des articulations nouvelles – du coude, du poignet, voire du sternum, et surtout des hanches. Il met alors en mouvement, telle la lune, les petites et grandes marées musicales. Parfois, lors de certains soli, il s’arrête, laisse ses bras ballants, écoutant la partition depuis son for intérieur.
Premier tableau : un Oiseau en cage dorée
Rebecca Zlotowski retravaille son propre matériau, les rushes du film Planétarium (2016), avec Nathalie Portman, alors qu’elle travaillait en écoutant L’Oiseau de feu. L’époque du film est également celle de la création du ballet, l’entre-deux guerre, et quelques images reviennent sur une colombe aux plumes peintes. Le sujet, également, centré sur le spiritisme, renvoie au fantastique, à l’insaisissable. Les analogies, profondes et pertinentes, ne suffisent cependant pas à assurer la porosité entre la fosse vivante et l’écran fantôme de cet envers de film que sont ses rushes.
En effet, l’univers filmique est saturé d’éléments iconiques – des acteurs aux décors en passant par les lieux – qui se répondent entre eux et qui mobilisent la mémoire et l’intérêt purement cinématographique des spectateurs. Ces derniers sont à part égale des auditeurs, sensibles à la possibilité de regarder le monde musicien, avec ses continents instrumentaux et ses populations. L’attention oscille de l’écran à la scène, l’un et l’autre étant saturés de références, liées entre elles par des articulations trop abstraites ou idiomatiques. L’œil est pris dans les rets des rushs ou plonge en apnée dans l’eau profonde de l’orchestre.
Deuxième tableau : c’est Petrouchka qu’on manipule
Avec Petrouchka, le propos se rapproche d’un axe fort de la programmation du Festival : la manipulation, ici d’une marionnette humaine. Bertrand Mandico, dans un dispositif en deux volets, fait alterner images vives et animation. Il définit également tout un univers, imaginaire, qui s’inspire de la Fantasy, du Gothique, de James Bond, de la littérature de genre, etc. Un implacable système de la mode mène les mannequins anorexiques à leur fin, dont Petrouchka, donc. L’assemblage séquentiel de la musique de Stravinsky, la métaphore vive pantin-mannequin, la correspondance musique-geste permettent d’ouvrir quelques passages entre les deux arts. Mais le regard continue à penduler, un peu plus rapidement, comme au ping-pong, d’autant que, côté orchestre, un grand piano est étalé face au chef d’orchestre et que des références populaires et des aménités sonores (fanfares, percussions, citations) sont à même de rivaliser avec certaines images glauques et insoutenables, notamment les soubresauts des corps maigres et torturés.
Troisième tableau : tout un monde sacré
La troisième proposition, celle de la vidéaste franco-grecque Evangelia Kranioti, à partir du Sacre du printemps, justifie à elle seule, l’idée même du projet. Avec un matériau qui emprunte à l’enquête ethnographique, une mise en relation de trois territoires, semble être effectuée par la musique : le Groënland, l’Amazonie et le Carnaval de Rio. Comme dans les deux autres propositions, l’accent est mis sur le visage humain et son regard insondable. L’image semble émaner de l’orchestre, d’autant plus que le cadrage fait sourdre les éléments depuis la base de l’écran. Une géomusique se crée sous les yeux et les oreilles du public, directe, puissante, véritable. Elle véhicule un message d’espoir, fondé sur la capacité de l’humain à construire une universalité.
Le public se lève spontanément et avec ferveur pour applaudir la performance, palpable dans cette nouvelle scène aux dimensions panoramiques mais qui, paradoxalement, rapproche les musiciens et leur public. Leur reconnaissance va tout d’abord au directeur musical, à l’orchestre ensuite, précisément égrainé lors des saluts. Les vidéastes, enfin, en sont quittes pour quelques huées, qui ne concernent ni leur engagement, ni leur travail, mais peut-être la tentation du « trop », d’image, de signe, d’information, de souvenirs, le calibrage idéal étant toujours et infiniment à trouver.