OPÉRA – Au Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet à Paris, l’ensemble Artaserse de Philippe Jaroussky propose l’opéra Orfeo, d’Antonio Sartorio, dans une mise en scène de Benjamin Lazar. Une version peu commune, surprenante et inventive d’une histoire pourtant connue de tous.
Père Castor, raconte nous une histoire !
Le mythe d’Orphée n’a de secret pour personne, au point qu’on le retrouve de nombreuses fois cité dans la littérature et les films pour ados : Orphée, héros de la mythologie grecque, a perdu son Eurydice (enfin, c’est comme ça que le lui fait dire Christoph Willibald Gluck dans son opéra Orphée et Eurydice). Toujours selon Gluck, rien n’égale son malheur. Bien décidé à ramener sa femme à la vie il se rend aux Enfers. Là, par son chant et en s’accompagnant de sa lyre, il endort Cerbère, le redoutable chien à trois têtes qui en garde l’entrée (le film Harry Potter à l’école des sorciers propose une jolie version de cette scène), ainsi que les terribles Euménides. Il peut alors approcher le dieu Hadès et son épouse Perséphone (on en trouvera une référence amusante dans le film Percy Jackson : le voleur de foudre). Sa musique et sa persuasion, à nouveau, font merveille, et il peut repartir avec sa femme, mais à une condition : qu’elle le suive en silence et qu’il ne se retourne ni ne lui parle tant qu’ils n’auront pas quitté le royaume des Enfers. Évidemment, Orphée ne peut s’empêcher de se retourner et ne peut éviter le drame.
Tout pour Orphée
Ce mythe d’Orphée a été le sujet le plus abondamment traité dans les opéras baroques. D’ailleurs, celui de Claudio Monteverdi, créé en 1607 à la Cour du Duc de Mantoue, est le repère pour indiquer, dans l’histoire de la musique, le début de la période baroque. Dans l’Orfeo de Monteverdi, la quasi totalité de l’action est réservée à Orphée. En apogée centrale figure la démonstration du pouvoir de sa musique, lors de son séjour aux Enfers. Avant et après cela il y a les deux morts d’Eurydice : la première quand il se promet d’aller la soustraire au royaume des mort et la deuxième quand il déplore sa perte à jamais.
Carré amoureux
Chez Sartorio, les choses diffèrent un peu. Son Orfeo fut créé en 1672 à Venise, 65 ans après celui de Monteverdi, à l’occasion des festivités du carnaval. Fourmillant de personnages et creusant la psychologie de chacun, son genre s’apparente à celui, plus tardif, de l’opera seria, avec son alternance de récitatifs et d’airs. Il réserve certains beaux passages, comme ce duo entre Orphée et Eurydice, dans l’acte I :
Le sujet central est l’amour, présenté de manière sombre, à la limite du cynisme : pour le librettiste Aurelio Aureli, qui aime ne jouit pas d’une heure de paix. La passion amoureuse génère plus de souffrances que de joies, éveillant jalousie, misogynie et frustrations. Enfin, il est souvent à sens unique, avec, dans cet opéra, A (le jeune héros Achille) qui aime B (la princesse Autonoé) qui aime C (son fiancé Aristée, frère d’Orphée) qui aime D (Eurydice, qui, elle, aime Orphée… qui l’aime en retour, ouf, mais que la jalousie dévore !). Tout cela sous l’œil désabusé d’Esculape, médecin et troisième frère d’Orphée ou encore de la nourrice Erinda qui, semble-t-il, n’a pas vu le loup depuis longtemps…
Un casting jeune
Pour interpréter cette galerie de personnages, le casting est jeune, avec des chanteurs choisis parmi 241 en 2022, et ayant bénéficié d’une formation début juillet 2023 à la Fondation Royaumont, avant les répétitions à l’Arcal (commanditaire de cette production) et au Théâtre-Sénart. Citons notamment le beau timbre de mezzo-soprano de Lorrie Garcia, pour Orphée, celui, clair et vif, de la soprano Michèle Bréant, pour Eurydice, ou encore une Éléonore Gagey (mezzo-soprano) convaincante en Aristée. Le ténor/haute-contre Clément Debieuvre est tout à fait crédible, pétillant et drôle, dans sa composition travestie de la nourrice Erinda. La soprano Anara Khassenova est une Autonoé à la fois élégante et chaleureuse, qui vient former, avec l’Eurydice de Michèle Bréant, un beau duo de femmes courageuses.
À la baguette, Philippe Jaroussky est plutôt inspiré et son ensemble Artaserse le suit avec simplicité et assurance.
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Et la magie opéra…
Sur cette assise musicale solide, la magie peut alors opérer, notamment grâce à la mise en scène de Benjamin Lazar. Une mise en scène à première vue dépouillée et sobre : deux panneaux sur les côtés et un en fond de la scène, quelques gradins ici et là et de rares ampoules qui pendent. On le sait, Lazar est le roi du minimalisme : il n’a pas son pareil pour générer un climat à partir de pas grand-chose. Dans sa mise en scène de l’Orfeo de Sartorio, ça fonctionne à nouveau. Les panneaux de bords de scène se révèlent être constitués de grandes lattes verticales, actionnables et transformables à volonté en miroirs se jouant des lumières et des reflets. Les variations d’éclairages sont subtiles mais réelles, au gré de l’intensité de l’histoire. Les costumes, qui semblent pourtant tout droit sortis d’un magasin de seconde main, sont habilement composés. Le Centaure Chiron, interprété par le basse Mathieu Heim, est particulièrement impressionnant. Transformé en Vétéran du Vietnam et juché sur des talons/sabots aiguilles, il trotte à qui mieux mieux à l’aide de deux béquilles, piaffant et hennissant avec force queues de cheval, sur sa tête comme au séant… On ne peut s’empêcher de penser au Chiron campé par Pierce Brosnan dans Percy Jackson : le voleur de foudre !
Il est souvent dit qu’Orphée, par sa musique, séduisait également les animaux sauvages. Là aussi, Lazar fait preuve de magie et de poésie subtile, grâce au renfort des comédiens Gabriel Avila Quintana, Chloé Scalese et Théo Pendle. Couverts de peaux de bêtes et portant des bois d’animaux sur la tête, ils miment de manière troublante un sanglier, un cerf et un félin, notamment durant le songe d’Orphée, pendant lequel Eurydice vient, en rêve, lui chanter à l’oreille. Vous pouvez retrouver Michèle Bréant dans cet air, à 8’41 de cet enregistrement :
Au final, une belle production, intelligemment construite et qui donne une nouvelle vie à un opéra baroque intéressant ; un mythe d’Orphée qui finirait bien, en quelque sorte.