CONCERT – Le pianiste français David Fray propose un programme Schubert précieux et délicat, dans l’écrin acoustique de l’Auditorium Campra du Conservatoire d’Aix-en-Provence.
Le public, conquis avant la première note, reçoit, dans l’intimité de son oreille, l’essence de cette Schubertiade consacrée au temps présent. Moments musicaux et Impromptus : les intitulés de ces pièces de genre célèbrent la manière dont les formes musicales naissent dans le temps informel de la création.
Dans les coulisses
L’ensemble du récital, sur le plan acoustique, fait penser à une répétition générale. Toute la musique est là, tout est donné, mais avec retenue. Le dosage des décibels est précis, tempéré. Il est à la fois le fil conducteur et l’énergie du récital. L’univers est celui du lied, dans ses caresses vocales comme dans ses soubresauts nerveux, plus proches du verbe que du chant. La pédale est utilisée comme un deuxième clavier, avec des appuis et des relevés millimétrés, comme des petites ornementations non écrites, car secrètes. Le chant est intérieur, alors que le pianiste regarde non pas ses mains mais entre ses mains, comme s’il en avait là une troisième qui donnait la musique. Les doigts, souvent levés quand ils ne jouent pas, viennent texturer, stratifier le son. La polyphonie écrite trouve son équivalent dans le geste. Les déplacements sont masqués par le jeu de l’épaule et du pouce, les mains paraissant rester immobile : paradoxe entre économie et virtuosité. Le pianiste se penche souvent vers le clavier, susurrant les mots d’un journal intime.
Merci pour ces Moments
L’Allegretto en ut mineur D915, annoncé hors programme avant le concert, fait office de clé d’entrée, de première note de la gamme des six autres que sont les Moments musicaux. Il semble permettre à l’artiste de tester la réponse acoustique de l’auditorium Campra, qui sonne tout autrement selon que le public est présent ou absent. Il lui permet également d’échauffer, non pas les doigts, qui vont très progressivement entrer dans la danse, mais le cœur, centre émotionnel et vital, que Schubert, dans sa courte vie de compositeur, aura mis à l’épreuve de l’écriture et de la forme.
La manière de quitter très rapidement le clavier après l’accent – dont Schubert parsème sa musique – ajoute du souffle haletant plus que de l’impétuosité, de la précision rythmique plus que du drame. La gestuelle est élégante et limpide. Une clarté également présente dans la découpe interne des thèmes développés par Schubert. Sa musique marque son avancée dans le temps, le traverse comme un espace. À la fin, le retour du thème dans le Schubert version David Fray est une question, plutôt qu’une réponse.
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Un récital impromptu
Fray vient puiser, avec les impromptus, dans une eau plus profonde, sur le plan de l’écriture et de l’interprétation, griffue, incandescente. Il explore, en fraternité avec le compositeur, les potentialités tonales, à mille lieux des interprétations brillantes. Sagesse du Romantisme.
La chaise, le mouchoir blanc, la chevelure, l’habit noir, l’absence de sourire, la focalisation du regard, et bien sûr, le répertoire emblématique – y compris le thème des variations Goldberg donné en bis -, renvoient l’image d’un artiste singulier, raffiné, et délicieusement hors sol. David Fray fait du channeling musical, laisse jouer Schubert à travers lui, cet habitué des salons plus que des salles d’apparat, et transforme le grand Steinway de concert en instrument d’époque.