OPÉRA – Le Théâtre du Châtelet propose une version entièrement revisitée du Cosi fan tutte de Mozart par Dmitri Tcherniakov, qui fait la part belle au théâtre, dans une proposition radicale qui s’assume et questionne l’identité du couple contemporain.
De l’Hôtel du Libre-Échange…
C’est dans une villa tenue par Don Alfonso et Despina que se trame toute l’action. Le parti-pris est clair : les couples (Fiordiligi et Guglielmo, Dorabella et Ferrando) viennent ici pour pratiquer l’échangisme, ce grâce à la complicité des deux premiers. L’omniprésence de ce troisième couple, étrange, violent et apparemment dysfonctionnel interroge sur les volontés réelles de chacun.
Les amoureux sont ici riches et soixantenaires : l’infidélité est orchestrée, animée et proposée comme un service. Sur le plateau, deux chambres côte à côte faisant face au public sont comme des alcôves, tantôt ouvertes, tantôt masquées par des rideaux, où les couples s’installent d’abord ensemble, avant de s’entrecroiser. Si le consentement semble de mise au début de l’histoire, c’est ensuite plutôt sous la contrainte que s’orchestre ce qui était à l’origine un jeu. Le départ des deux amants pour le front n’est qu’un jeu de rôle collectif, et leurs amoureuses, très lucides, feignent les larmes : les regards complices s’échangent comme les faux-complots.
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Au Dieu du Carne-âge
Ce n’est que quand ceux-ci quittent la villa que le doute s’installe et que des tensions se créent, poussant Despina et Alfonso à forcer les couples à se mélanger à leur retour, jusqu’à les marier de force dans une ascension dramatique qui va d’un entre-soi bourgeois et poli vers la violence et l’humiliation (rappelant Le Dieu du carnage, pièce de Yasmina Reza). Car c’est une proposition ouvertement théâtrale qui trouve un équilibre naturel entre récitatifs, arias et jeu pur qui est donnée à voir : échanges de bons procédés, entre les arts aussi.
Le livret de l’œuvre trouve un nouvel écho, et l’histoire parallèle à celle d’origine se dessine en grande partie grâce à la qualité de la direction et du jeu d’acteur (assurément fruit de nombreux échanges entre les interprètes et l’équipe de mise en scène). Cette nouvelle histoire se développe sur scène sans entrave particulière, bien que certains spectateurs peu familiers d’un Cosi plus traditionnel s’y perdent un peu, à en croire des bribes de discussions échangées à l’entracte.
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Du théâtre chanté
L’impression d’assister à une performance théâtrale tenue de bout en bout par les interprètes est très prégnante, faisant même parfois passer au second plan leurs qualités de chanteurs. Ceux-ci ne déméritent cependant pas en la matière et offrent à chaque personnage une personnalité bien perceptible. Le choix de confier (en accord avec le propos) à des chanteurs plus matures des rôles souvent réservés à des chanteurs plus jeunes pique la curiosité et offre finalement un plateau vocal expérimenté et solide. Le Don Alfonso de Georg Nigl, de cynique jusqu’à menaçant, à la projection nasale, tire les ficelles de l’histoire avec malice, tandis qu’à ces côtés, Despina, à la fois complice et partenaire, campée par Patricia Petibon tout en intériorité et souffrances, semble s’effacer derrière lui, avant d’avoir finalement le dernier mot. Russell Braun est un Guglielmo entier à la voix sûre, jusqu’à l’effondrement où il change totalement de visage. Rainer Trost confère à son Ferrando une fragilité et un phrasé subtil, en grand connaisseur du rôle. En Dorabella, Claudia Mahnke porte une voix riche aux couleurs ambrées et à l’incarnation mutine. Enfin, Agneta Eichenholz émeut dans son interprétation de Fiordiligi, sincère mais en proie au doute, d’une élégance d’allure et de timbre, bravant cette partition délicate avec franchise.
Christophe Rousset anime de sa baguette le théâtre dans la fosse, à la tête de ses Talens Lyriques. Les instruments d’époque font bien plus que donner le change ou un cachet d’antan : ils résonnent particulièrement bien dans la salle du Châtelet, ce qui met en lumière couleurs et nuances, mais couvre parfois les voix. L’attention portée aux chanteurs est toutefois grande, et il est très rare de voir les interprètes sur scène regarder le chef, ce qui immerge d’autant plus le spectateur dans l’action. Le Chœur Stella Maris, dont les interventions restent un peu confidentielles (elles sont ici traitées comme des enregistrements lancés par les protagonistes) livre une prestation juste et en retenue.
Les interprètes et le chef sont accueillis chaleureusement aux saluts. Si la proposition scénique ne convainc pas tout le monde à la sortie de la salle, elle donne en tout cas lieu à beaucoup d’échanges entre les spectateurs (d’un ordre tout à fait spirituel ceux-là).