Une soirée puissante dans une mise en scène simple mais évocatrice de Peter Sellars avec, dans les rôles principaux Tamara Wilson (Beatrice), Pene Pati (Orombello), Quinn Kelsey (Filippo) et Theresa Kronthaler (Agnese) sous la direction de Mark Wigglesworth : « Beatrice di Tenda » est représentée pour la première fois à l’Opéra de Paris.
Beatrice di Tenda est un opéra de Bellini très peu joué et qui, de ce fait, est inconfortablement situé entre la familiarité et l’inconnu, troublant chez le spectateur aussi bien le jugement que l’appareil critique. Ce n’est ni Carmen ni Traviata vus 450 fois en deux ans (ou pas loin) dont plusieurs tubes restent dans les oreilles. Nous sommes en terra incognita mais de bel canto… suscitant une curiosité particulière, celle de l’aventure, au croisement d’espoirs et de craintes.
La crainte de l’ennui ou la peur du poncif
Pour commencer par les craintes (c’est plus amusant) : est-ce que cette œuvre rare allait proposer un schéma archi-éculé où l’héroïne deviendrait, au choix (cochez la case correspondante) jalouse / hystérique / suicidaire / le combo des trois ? Est-ce que le ténor serait niais / très niais / une brute épaisse décérébrée ? Et le baryton, serait-il un méchant très méchant / modérément méchant / paternellement antipathique ? Et l’intrigue serait-elle solide ou un prétexte nébuleux pour enchaîner les airs et les passages acméïques ? Et est-ce que Beatrice chanterait son air d’entrée en maillot et bonnet de bain dans une piscine en exécutant avec minutie les mouvements de son cours d’aquagym ?
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À l’écart des stéréotypes opératiques
Parlons alors des espoirs (c’est plus sympa). D’autant qu’ils répondent directement aux craintes, et qu’ils n’ont pas été déçus, loin s’en faut ! La première surprise a été l’originalité de l’intrigue et de la caractérisation des personnages. Loin d’un énième drame amoureux inutilement complexe où tout pourrait se résoudre si les partis savaient com-mu-ni-quer au lieu de geindre, Felice Romani, le librettiste, propose une intrigue politique qui n’est pas sans rappeler les opéras verdiens plus tardifs comme Aida ou Don Carlos : Beatrice, femme exemplaire, est répudiée par son mari Filippo, qui pourtant lui doit le trône mais en aime une autre, après que ce dernier a obtenu des documents la compromettant, donnés par Agnese, celle qu’il aime et dont les avances ont été refusées par Orombello, lui-même amoureux de Beatrice. C’est tout de même beaucoup plus simple que bien des histoires à l’opéra, et c’est quand même toujours le même schéma.
Beatrice ou l’inversion des rôles
L’originalité vient avant tout du personnage éponyme, dont l’insoumission et l’intégrité constituent des traits trop rarement attribués aux femmes à ce point et jusqu’au bout à l’opéra (souvent, au contraire et sous la pression, elles finissent par imploser et devenir folles). À cela s’ajoute la caractérisation du ténor, tout aussi surprenante : Orombello est bien loin des guerriers obtus et téméraires, c’est un amoureux qui cède sous la torture et accuse faussement celle qu’il aime, bien malgré lui. Ajoutons, spoiler alert, que Beatrice sera torturée elle aussi mais ne cèdera pas d’un pouce ! L’implosion est donc plutôt masculine, qu’il s’agisse de la lâcheté d’Orombello ou de la folie sanguinaire de Filippo. Voilà qui fait du bien !
Au service d’un livret qui rend service
La deuxième surprise, plus diffuse, plus intriquée aussi, provient de l’acuité des dialogues qui font souvent mouche, et de la force intacte du livret, tissant les enjeux de chaque personnage avec une véritable force d’attraction et d’étonnement. Les tergiversations entremêlées de remords de Filippo, son basculement explicite dans la tyrannie ; le discours endolori et décousu d’Orombello après la séance de torture ; les échanges conflictuels des époux ennemis ; la force révolutionnaire des adieux de Beatrice, fière de n’avoir pas cédé ; etc. Tout est, de plus, soutenu par un continuum orchestral au service de l’expressivité plutôt que de la beauté, Bellini offrant une composition intimiste à l’image du huis-clos qui se déroule sur scène, centré sur un nombre inhabituellement restreint de personnages.
C’est d’ailleurs ce que la mise en scène de Peter Sellars parvient le mieux à mettre en avant dans une scénographie aussi ambitieuse qu’efficace : l’histoire se déroule dans une immense cour vitrifiée évoquant à la fois l’Italie et les arcanes du pouvoir, où le labyrinthe de verdure métallique (aux allures “année 1990”…) qui s’étend au premier plan représente les nœuds de l’action, symbolisant tour à tour les méandres amoureux, les tensions politiques et la scène du jugement.
Le chef Mark Wigglesworth, de son côté, accompagne et ponctue les scènes avec une précision à la hauteur de son engagement, tout à la fois fervent et proche des chanteurs, n’hésitant pas —sans doute avec la complicité du metteur en scène américain— à laisser le silence guider l’écoute tout autant que les instruments.
Équilibre des rôles, équilibre des voix
La dernière surprise, et pas des moindres, provient de la distribution, d’une cohésion millimétrée avec, çà et là, des moments d’audace virtuose. Tamara Wilson incarne Beatrice à corps perdu : elle est une femme à la démarche fatiguée dans le premier acte, que l’injustice réveille doublement (celle de son peuple opprimé et celle de l’accusation mensongère) et qui, habitée d’une force nouvelle, achève l’opéra redressée malgré la torture, tremblante et fière, avant de s’effondrer avec la même violence que la fin orchestrale abrupte. La voix est ample, d’une même puissance sur l’ensemble de la tessiture, sachant s’alléger et se gonfler au rythme des états émotionnels du personnage avec une intelligence du texte et une richesse des nuances qui en font un chant belcantiste accompli.
À ses côtés, Pene Pati lui rend idéalement la pareille, proposant un Orombello d’une musicalité analogue, avec un timbre brillant et blanc que colorent son amour et ses souffrances sans que jamais la ligne ne disparaisse au détriment de la justesse et de l’équilibre. Acteur convaincant lui aussi, notamment lorsqu’il revient de la séance de torture et que tout son corps l’entraîne irrémédiablement vers le sol et la honte, le ténor parvient à émouvoir par son implication physique à toute épreuve. Amitai Pati, frère de Pene, incarne son ami Anichino d’une autorité spontanée malgré l’intimidation du personnage face à la menace que constitue Filippo. Il oscille ainsi entre l’offuscation légitime et le silence de l’impuissance devant les injustices perpétrées. Cette fougue se retrouve dans la voix juvénile de l’interprète qui partage avec son frère à la ville un timbre rond et une élégance de phrasé immédiatement séduisants, se différenciant par un son plus clair et léger.
Quinn Kelsey est un Filippo qui s’accorde bien avec les deux autres héros mais dont le chant, en ce soir de première, est un peu en retrait. Si les aigus sont ronds et exposés, le bas médium pâtit d’une raucité qui empêche à la ligne vocale de conserver une homogénéité sur l’ensemble des phrases, notamment en raison d’un souffle un peu court. L’acteur dégage cependant une antipathie tout à fait à propos et qui ne vire jamais à la surenchère. Theresa Kronthaler, qui effectuait ainsi ses débuts in loco, visiblement stressée durant le premier acte, parvient à se reprendre pour offrir un chant vibrant et coloré dont elle cherche à maîtriser les effets avec une implication communicative. La mezzo-soprano se révèle dans le deuxième acte où, prise de remords, elle propose un jeu où la souffrance affleure, libérant et réinvestissant son chant sans doute trop statique dans un premier temps.
Les espoirs contentés ou l’émerveillement
Les personnages, l’intrigue, le décor, tout finit par former un univers crédible où l’émotion point et, avec elle, la force cathartique de l’œuvre. À tel point que l’on s’étonne qu’elle soit si peu donnée, puisqu’elle constitue un drame plus original que bien des opéras en sur-représentation et que l’héroïne, au caractère si peu attendu, si intrépide, si loin des vierges éplorées ou des femmes fatales, ne souffrirait pas d’être réinvestie par d’autres metteurs en scène. On comprend en tout cas les raisons qui ont motivé Peter Sellars qui, depuis 25 ans (sic), souhaitait la mettre en scène. Beatrice di Tenda, et si l’on écarte les conditions socio-culturelles de l’époque qui l’ont vue naître, est une insoumise !
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Loin des craintes préalables, c’est avec un enthousiasme partagé (avec la salle) que l’on ressort, après une ovation méritée de tous les acteurs du spectacle mais, surtout, de Tamara Wilson, que Pene Pati pousse bien malgré elle à l’avant de la scène une seconde fois pour qu’une pluie reconnaissante inonde comme il se doit son investissement.