AccueilA la UneSaint François à Genève : quand l’opéra se fait chaste…

Saint François à Genève : quand l’opéra se fait chaste…

… ou prétend l’être. Le Grand Théâtre de Genève présentait cette production du Saint François d’Assise (unique opéra de Messiaen) comme l’« événement lyrique méditatif ». Une production à laquelle on n’aurait pourtant pas donné le bon dieu sans confession… COMPTE-RENDU :

Si Saint François d’Assise, unique opéra d’Olivier Messiaen, créé au Palais Garnier en 1983, demeure une rareté, c’est aussi (car il s’agit d’)une sacrée machine : quatre heures de musique que Messiaen a bien mis dix ans à coucher sur le papier à la suite de la proposition de Rolf Lieberman, grand rénovateur de l’Opéra de Paris. 2000 pages et environ dix-huit kilos de huit partitions, qui correspondent à la somme des huit tableaux répartis en trois actes. 120 instrumentistes, 100 choristes, neuf solistes vocaux. Des dimensions Bibliques en somme.

« J’ai peur, j’ai peur sur la route »

Dès les premières minutes, Frère Léon se faisant expliquer la « Joie parfaite » par Saint-François nous plonge dans l’univers Messiaenique. Parmi les marottes du maître, éminent pédagogue au Conservatoire de Paris, titulaire des orgues de l’Église de la Trinité de 1931 à sa mort en 1992 : les “rythmes non rétrogradables” et les “modes à transposition limitée” (qui, contrairement à ce que leurs noms pourraient faire croire, sont des rythmes et des échelles de sons qui peuvent se répliquer à l’identique dans différents sens). Autant de moyens par lesquels le temps musical se suspend et tend à devenir cyclique. Et quoi de mieux pour le sujet de cet opéra : la contemplation plutôt que l’action (il s’agit tout de même des tourments de l’âme d’un moine franciscain du XIIIe siècle), la référence avant tout iconographique (Giotto et Fra Angelico en première ligne) et le rapport chrétien au corps. Si Messiaen aborde sous l’angle visuel la notion de tableaux à l’opéra, quelques-unes des scènes sont particulièrement marquantes, dont celle du Baiser au Lépreux (3e tableau) et celle du 7e tableau où Saint-François implore le Christ de lui accorder la grâce des Stigmates.

L’opéra, art de la chair ? 

Cet univers de contemplation qui paraîtrait anti-lyrique vient toucher par l’exposition des questionnements spirituels de Saint-François et des frères qui l’entourent. Genève le montrait encore récemment dans un tout autre style mais avec des stases néanmoins (celles répétitives de l’“anti-opéra” Einstein on the Beach). Face aux syllabes répétées, la prosodie hachée de Messiaen traduit l’obsession pour l’impact du Verbe. Restent les chants d’oiseaux (le Prêche aux oiseaux du 6e tableau est le point culminant de l’ouvrage), la proximité supposée des volatiles avec Dieu, l’enseignement rythmique et mélodique que Messiaen tire de ses amis à plumes qu’il a inlassablement écoutés aux quatre coins du globe, pour en transcrire et traduire les chants en musique.

Saint-François d’Assise par Adel Abdessemed (© Carole Parodi)
La chasteté… quand ça nous arrange

Le Franco-Algérien Adel Abdessemed propose une lecture scénique qui, en habillant les protagonistes de sacs de courses, de déchets électroniques et de matières plastiques, renvoie à la pauvreté des proscrits qui hantent nos villes au quotidien (leur dénuement étant loin d’être un vœu). L’artiste, qui défraya la chronique en filmant des abattages d’animaux (dans une démarche visant à dénoncer la violence), se rachète une odeur de sainteté en projetant des images d’oiseaux. Toutefois, ils ne sont pas montrés dans toute leur splendeur, mais plutôt dans leur corporéité brute, faite de pattes crochues, de becs acérés et regards perçants. La fresque lyrique de Messiaen, dont les improvisations aux Offices étaient réputées sentir le soufre, est l’occasion d’une opposition récurrente entre la chasteté prônée par l’exemple du Saint et les images de corps féminins érotisés, notamment aux bains (tandis que les femmes sont absentes du livret, sauf à débattre du sexe des anges). La composante orientale de la scénographie, comme pour rappeler les origines géographiques et culturelles de la chrétienté, rayonne dans ces projections de motifs évoquant les plateaux de cuivre, or et argent qu’on s’offre en Afrique du Nord.

Saint-François d’Assise par Adel Abdessemed (© Carole Parodi)
Voix des Voies Divines

Dans le rôle-titre, le baryton britannique Robin Adams présente une égalité des registres et une rondeur du timbre (même s’il n’a pas la beauté et la puissance de José van Dam, au disque en tout cas), de bon aloi. Son approche sensuelle du chant et du jeu d’acteur s’inscrivent dans le sillon de cette mise en scène, comme ils contredisent l’idéal de chasteté prôné par le livret. L’Ange cristallin de Claire de Sévigné est tout de grâce et magnificence. Le ténor tchèque Aleš Briscein incarne le Lépreux par des déplacements gourds et hébétés, au moyen desquels il fond littéralement ses aptitudes physiques et son agilité vocale dans un magnifique rôle de composition. Le baryton Kartal Karagedik, en Frère Léon (« j’ai peur sur la route »), timbre parfois un peu trop dans le nez, mais il fait amende honorable, comme les autres frères, aux rôles moins caractérisés, mais également très bien distribués.

Robin Adams dans Saint-François d’Assise par Adel Abdessemed (© Carole Parodi)

Les chœurs, la plupart du temps en coulisses, sont encore plus magnifiquement mis en valeur à la fin lorsque, paraissant, ils chantent la Résurrection après la mort de François. Moment tout à fait saisissant.

Jonathan Nott assure la direction musicale en spécialiste des répertoires de nos temps. L’Orchestre de la Suisse Romande, placé en fond de scène par les concepteurs du spectacle, visible tantôt en partie, tantôt en entier selon une savante “acousmatique” (jeu sur l’invisibilité de la source sonore… comme de la voix divine) est invité à figurer sur scène tel un personnage de l’action et à converser avec les différents protagonistes. Complété, comme l’orchestre de la Turangalîla-Symphonie (1948) du même Messiaen, par les Ondes Martenot (au nombre de trois ici), l’ensemble donne souvent l’impression de planer, mais sait aussi à l’occasion fanfaronner et swinguer, un peu à la Bernstein. La percussion et les cuivres y dominent, tandis que les cordes sont employées toujours de manière ponctuelle, volontiers en harmoniques dans le suraigu, pour composer une partition décidément plus statique que dramatique, ce jusqu’à la grâce finale. 

À Lire également : le compte-rendu Ôlyrix
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