Opéra de Paris : Le lac des cimes

DANSE – En 1984, Rudolf Noureev complexifiait le ballet du Lac des Cygnes d’après Marius Petipa et Lev Ivanov – sur la musique de Tchaïkovski – de variations masculines. Une mise à jour qui, quarante ans plus tard, permet au Ballet national de Paris (dirigé par José Martinez) de proposer une pièce où féminité et masculinité se bousculent dans des échanges mêlant onirisme dépoussiéré et psychanalyse astucieusement infusée.

Quand on évoque Le Lac des Cygnes, les plus cinéphiles pensent immédiatement au Black Swan de Darren Aranofsky, dans lequel Natalie Portman se voit profondément bouleversée, hantée, par son double rôle d’Odette/Odile. Résultat : un film noir, très noir, qui questionne la fragmentation de l’identité, autant que la férocité du milieu de la danse. Dune représentation du ballet qui a fait date, et marqué les esprits. Pourtant, dans la dernière mise-en-scène de ce monument du classique, présenté à l’Opéra Bastille ce vendredi, la mise en scène prend le total contre-pied de la thèse d’Aranofsky.

L’invitation au voyage

Tout, dans les décors d’Ezio Frigerio, et les costumes de Franca Squarciapino évoquent la simplicité, la lumière, l’ailleurs mythologique, dans un anachronisme assumé. Les costumes, particulièrement, font écho à un je-ne sais-quoi de Médicis. Hennins et corsets maintiennent les corps féminins gracieux et longilignes, tandis que leurs jupes épousent chacun de leurs tressaillements. Les hommes, quant à eux, sont comme découpés en deux, le haut du corps dominé par des manches bouffantes, le bas, engoncé dans l’étau de collants très ajustés. Quant aux cygnes, leurs costumes font appel à une incarnation bien en place dans l’imaginaire collectif : tutus bouffants immaculés, couvre-chefs à plumes rabattus sur les oreilles ; couronnes et strass discrets distinguent Odette de ses comparses.

© Ann Ray

La particularité de ces costumes, c’est qu’ils fonctionnent en tandem avec le décor. La scène, épurée de tout accessoire, si ce n’est, par-ci, par-là, un fauteuil ou un tabouret, n’est illuminée que par les corps des danseurs, dont les mouvements donnent vie aux différents tableaux. Leur camaïeu de couleurs pastel fait écho au sfocato de la toile tendue en arrière-plan, et qui, par un mécanisme de panneaux coulissant, se dévoile, situant l’action à la Cour de la reine, ou sur les berges du lac des cygnes. 

Une mise en scène qui ne perd jamais le spectateur, sans s’empêcher de stimuler son imaginaire. Tout et rien ne nous est donné à la fois, comme pour remettre la chorégraphie au centre du ballet.

Un rêve éveillé

Les pas des danseurs se déploient comme dans un songe, dont Siegfried serait notre guide. Le premier tableau du ballet le présente assoupi, réveillé par Wolfgang, son précepteur, pour assister à un bal. Et si, en fait, le prince ne s’était jamais réveillé ? S’il nous guidait dans les méandres d’un rêve cauchemardesque hanté par la vision d’une femme, et par son inévitable disparition ?

Cette hypothèse est fortifiée par l’apparence de ce personnage qui, vêtu du bleu ciel de l’onirisme est littéralement présenté comme ayant la tête dans les nuages, sorte d’Auguste, de clown triste évoluant en marge de sa Cour. Un aspect du personnage que sublime son incarnation par Paul Marque, Etoile depuis 2020. Ses mouvements, autant que son visage, expriment une naïveté, une innocence presque adolescente, qui font de sa torpeur amoureuse une errance somnambulique, une bulle, que chacun autour de lui s’efforce de faire éclater. Ce qui ne l’empêche pas de faire montre d’un sens de l’équilibre incroyable et d’une agilité des plus harmonieuses.

D’ailleurs, l’harmonie est au centre de cette mise en scène du Lac des Cygnes. Les danseurs se meuvent comme un seul corps, dans des ondulations presque féériques. Souvent, on est tenté de penser qu’on voit flou ; c’est dire à quel point les corps se confondent. Il faut dire que les lumières de Vinicio Cheli subliment les différentes formations à la perfection. Les cygnes, en particulier, armée redoutable de douceur, baignent dans une nuit éternellement bleutée, au gré de laquelle ils ondulent tous en cœur, et pourtant, individuellement remarquables. Jamais un angle n’est aperçu : tout comme le roseau, ils plient, mais ne rompent pas, dans une pantomime éclatant d’une langueur feinte.

© Ann Ray
Le revers de la médaille

Si les décors, les costumes, et le corps du ballet prouvent bien que cette mise en scène refuse un formalisme psychanalytique à la Black Swan, les thèmes fondamentaux du ballet – la fracture de l’identité, le concept de doppelgangers, la confrontation des masculinités, l’idée d’une féminité bridée – transparaissent tous sous cette couche d’épure.

D’abord , grâce à Vello Pähn, qui dirige pour l’occasion l’Orchestre de l’Opéra national de Paris. L’Estonien, habitué des ballets, impose à ses musiciens une cadence qui ne laisse jamais de répit, ni aux danseurs, ni aux spectateurs. Il commence en fanfare et maintient le rythme tout du long ; mais une fanfare subtile, nuancée. Il s’épanouit dans les graves auxquels il accorde une attention toute particulière. Les airs les plus connus de la pièce de Tchaïkovski sont toujours hantées d’une deuxième ligne mélodique plus grave, qui dévoile la noirceur de l’intrigue. Tout part du centre de gravité du chef d’orchestre, de son corps, qui, profondément ancré dans le sol, semble puiser son énergie de la terre, quand tout, dans la mise en scène évoque l’éther, l’intangible, le rêve par l’élévation.

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L’ensemble des musiciens travaillent en bloc, d’une même voix, si l’on peut dire. Mais on a pu relever quelques fulgurances, dont les violons solo Karine Ato et Frédérique Laroque, qui semblent combattre ardemment l’ancrage chtonien de la direction musicale et paraissent tenter de s’échapper vers des hauteurs céleste à force de virtuosité ; mais aussi les harpes de David Lootvoet, Daphné de Driesen et Sylvie Perret, qui s’attachent à souligner la richesse des trois personnages principaux.

Pour les interpréter, Sae Eun Park (Odette/Odile), Paul Marque (le Prince Siegfried) et Pablo Legasa (Wolfgang/Rothbart). Un trio sur lequel toute la complexité du ballet pèse, et qu’ils maîtrisent avec une nuance des plus allègres. C’est grâce à leur interprétation que le rêve se transforme en cauchemar. Sae Eun Park, est à la fois innocente, pure et sincère lorsqu’elle incarne Odette, incandescente, lorsqu’elle est Odile, mais fait toujours montre d’une élasticité de jeu tout autant que physique. Femme dans ce milieu d’hommes, elle est le point de jonction entre les deux personnages masculins, mais aussi leur point de « discorde ». Une disharmonie que la danseuse étoile maîtrise à la perfection, sans aucune fausse note.

Face à elle, Paul Marque, que nous évoquions plus haut, et surtout, son double maléfique de : Wolfgang/Rothbart, incarné par un Pablo Legasa dont l’agilité de mouvement traduit la ruse du personnage. Vêtu de rouge sang ou de vert scarabée, il constitue toujours l’ombre au tableau enluminé de la Cour de la Reine, et à celui, plus obscur du lagon fabuleux des cygnes. Son personnage prend tout par la force, et c’est ce cette qualité-là qu’il use, face à l’incarnation fébrile de Paul Marque. Chaque pas, chaque geste est empreint d’une puissance qu’on devine domptée, d’une intensité électrique.

© Ann Ray

Tous excellent dans leurs solos, mais c’est surtout lorsqu’ils dansent tous les trois que leurs capacités d’interprétation, et la complexité de leur partition se révèlent. Là, ils se font les miroirs les uns des autres, se mouvant d’un seul corps sur le rythme tonitruant imposé par Vello Pähn, chacun se constituant l’alter-ego (c’est-à-dire, l’autre soi, mais aussi, l’autre que soi) de l’autre, dans un échange qui transforme la fantasmagorie du conte tragique en questionnement identitaire. Le tout culminant en un final épuisant d’allers-retours, tragique dans l’issue d’une bataille dont Odette est le prix, et pendant laquelle on a droit à la seul excentricité de cette mise en scène : des effets de lumières, rappelant les foudroiement d’un dieu courroucé. 

En 2024, Le Lac des cygnes préfère la simplicité aux fioritures. Le corps est décor, et son intégrité est questionnée, mais en filigrane. Une manière, peut-être, de rendre hommage à la chorégraphie de Rudolf Noureev, mais aussi aux instruments des danseurs qui, après trois heures de mouvement, sont venus remercier la standing ovation qui les acclamait un sourire tranquille aux lèvres, presque rêveur.

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1 COMMENTAIRE

  1. Très bel article qui décrit avec subtilité les nuances profondes de ce ballet atemporel qui ne doit jamais disparaître de la scène.

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