COMPTE-RENDU – Dans la trilogie Tudor de Donizetti, marathon autant que défi vocal pour les artistes au Grand Théâtre de Genève, voici que se présente Anna Bolena, comme une aventure au pays merveilleux de l’art lyrique. C’est parti pour une immersion… façon jeu télévisé.
Anna Bolena : à peine trentenaire, la mère d’une certaine Élisabeth, future reine d’Angleterre, a déjà une vie trépidante. Fille d’un homme de confiance du roi Henri VII, elle a fait succomber Henri… VIII, ne se contentant pas d’être la maîtresse de celui-ci : elle voulait être reine à la place de la reine, Catherine d’Aragon. Alors, elle devint reine, mais fut à son tour détrônée par Giovanna Seymour. De quoi causer bien des tourments à cette femme finalement accusée d’adultère par son mari, qui put ainsi la répudier sans prendre de gants.
Verdict du conseil : défendue par la voix richement timbrée d’Elsa Dreisig, saisissante de vérité dans son incarnation dramatique, avec une consistance sonore encore bien plus affirmée que lors de sa prise de rôle (notre compte-rendu), cette Anna-là se fait plus poignante que jamais dans sa déploration finale qui vire au délire funeste et à la froide colère (« Coppia iniqua! »). Mais elle n’échappe pas à la condamnation. Et la sentence royale est irrévocable.
Riccardo Percy : Il est l’incarnation du jeune séducteur qui fait fondre ces dames. Anna, dont il était jadis amoureux, n’échappe pas à la règle. C’est d’ailleurs ce qui la perdra : bientôt accusée d’adultère, elle sera déchue de sa couronne, et Percy voué aux gémonies.
Verdict du conseil : malgré sa voix fringante et sonore, d’autant plus à l’approche d’aigus émis avec davantage de vaillance que de longueur de souffle, et en dépit de l’interprétation plutôt convaincante d’un fatal lover aux manières un peu adolescentes, ce Percy d’Edgardo Rocha n’échappe pas non plus à la condamnation. Et la sentence est irrévocable.
Smeton : pas facile, la vie de page. Une existence à passer dans l’ombre de royaux personnages, avec une proximité telle qu’elle se transforme parfois en amour. Ce qui est ici le cas pour ce Smeton version coquine, qui va jusqu’ à pratiquer l’onanisme à la vue du portrait d’Anna. Mais tomber sous le charme d’une reine n’est pas toujours la meilleure des idées…
Verdict du conseil : avec son mezzo vibré et sa ligne vocale de belle tenue, bien plus mature que ne l’est le personnage ici dessiné, Olena Leser sert au mieux les intérêts de ce page. Qui est malgré tout condamné, lui aussi. La sentence ? Elle est irrévocable.
Lord Rochefort : Dur, dur, d’être le frère d’une reine. Surtout lorsque celle-ci est subitement et douloureusement disgraciée. Mais puisque la famille, c’est sacré, il faut savoir partager le sort de ses proches en toutes circonstances. Fut-ce un sort funeste.
Verdict du conseil : bien que le charisme vocal soit indéniable, et l’outil de basse d’une profondeur et d’une prestance d’émission certaines, la chute de sa sœur Anna entraîne donc la sienne. Et ce Rochefort vaillamment incarné par William Meinert est condamné. Et bien sûr, c’est irrévocable.
Giovanna Seymour : Elle parvient, comme Anna auparavant, à conquérir le cœur du roi. Et c’est donc elle, future mère d’Edouard VI, qui conduit cette même Anna à être répudiée.
Verdict du conseil : défendue par Stéphanie d’Oustrac, à la ligne de chant distinguée, décrivant avec justesse et sans emphase excessive les tourments intérieurs du personnage, cette Giovanna, que l’on sait inexorablement prise dans les mailles du filet royal, se consume dans une affliction permanente. Elle semble passer tout le spectacle le genou à terre, que ce soit pour s’excuser devant Anna, ou pour implorer (en vain) la clémence du roi. Le conseil requiert donc la clémence.
Enrico VIII : en voilà donc, un roi impitoyable à la vie dissolue. Marié à 12 ans à Catherine d’Aragon, la veuve de son frère Arthur (vous suivez ?), Enrico « The Eighth » se rapproche vite d’une certaine Anna Bolena… qu’il finit par quitter pour Giovanna Seymour. Après le décès de cette dernière, il épousera trois autres femmes, restant à jamais connu comme le roi aux six femmes.
Verdict du conseil : impitoyable avec ses épouses, surtout quand celles-ci sont dans l’incapacité de lui donner une descendance masculine, le monarque trouve en Alex Esposito vigueur du timbre, largeur d’émission, coffre impressionnant : tout y est, et l’on frissonne devant cet Henri au charisme tant vocal que physique. Et puisque c’est lui qui tire les ficelles du conseil, il n’est pas condamné, bien entendu. Sinon par la morale, mais bien peu lui chaut. Le roi sauve par là-même son fidèle serviteur, Sir Hervey, rôle confié ici au jeune Julien Henric dont le ténor à l’hardie émission est aussi tranchant que le caractère du roi.
Et le vainqueur est donc…
…le bel canto, dans ce spectacle où la mise en scène de Mariame Clément avec les décors et costumes de Julia Hansen défend un sens certain de l’esthétisme et d’un classicisme tout sauf inconsistant. Hors ces mésanges et cette tête de cerf géant (pour illustrer cet univers de la chasse dont la cour était familière ?), aucun effet exubérant ne vient ici troubler le propos lyrique et dramatique, dans une mise en scène hantée par la présence errante d’une Elisabeth Ire en « double » version, celle de la jeunesse et celle des dernières années. Marquante est ainsi cette scène où Henri VIII prononce la condamnation d’Anna devant les yeux de leur propre fille, rougis par le chagrin et la colère. À son tour, cette reine sera donc impitoyable, plus tard…
Quant à la partition confiée aux chœurs et à l’orchestre sous la direction de Stefano Montanari, elle voit ses intérêts être servis du mieux possible, dès une ouverture tourbillonnante jusqu’à un finale à l’intensité marquée par une éruption de coups d’archets enflammés, de timbales tonitruantes, et de cuivres retentissants.
Après trois heures d’un spectacle où, au jeu de la sympathie, ce n’est pas forcément le meilleur qui gagne (n’est ce pas, Henri VIII ?), le public ne peut donc que manifester ostensiblement sa joie. Et sa sentence est irrévocable.