FESTIVAL – Le Théâtre musical tient une place particulière au sein du Festival d’Aix-en-Provence, dans ses formes les plus actuelles et renouvelées. La scène du petit théâtre du Jeu de Paume, au nom révolutionnaire, accueille deux pièces réunies par un metteur en scène, Barrie Kosky, interprétées par des musiciens d’exception, dont la voix est symbolisée, portée et étendue par le violon.
Corde tendue
Le spectacle apparie deux pièces, à l’avant-gardisme toujours palpable, dont la parenté, au-delà de leur genre, leur mise en scène, leur effectif, est l’exploration des profondeurs de la psyché et de ce qu’elle exige des corps et des voix. Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies (1969) est un monodrame pour baryton et ensemble composite de six instruments d’après des propos de George III, le roi fou. Kafka-Fragmente de György Kurtág (1987), pour soprano et violon, réunit des bribes d’extraits de Franz Kafka, auteur tchèque de langue allemande (Journal, Correspondance ou encore Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin). Ces textes « en miette », petites flammes d’allumettes incandescentes, saisissent l’instant, l’intempestif et l’incertitude, ressorts dramatiques denses et intenses, dont la succession, en apparence aléatoire, se clôture sur deux états d’être et d’âme fondamentaux : le vide de la solitude, pour l’« homme » (Maxwell Davies), le plein de l’étreinte, pour la « femme » (Kurtág).
Corde lumière
La mise en scène dépouillée de Barrie Kosky (assisté de Dagmar Pischel) entrelace lumières et corps dans une danse intérieure. La scène est comme ce que l’œil voit, paupières baissées : un vide noir d’où se projettent des rayons, des poursuites de lumière crue, prenant au piège de la rétine les corps des interprètes, seuls en scène.
« Voici l’homme » peut-on dire du baryton Johannes Martin Kränzle, vêtu d’un slip de coton blanc, dont une main est prolongée de griffes, l’œil opposé, de fards à paupières. Le travail du souffle fait vibrer la chair de son abdomen, la lumière, poursuivant telle ou telle partie de son anatomie, de la tête aux pieds. Le corps est déconstruit à la manière d’un blason anatomique – davantage destiné au corps féminin. Un seul accessoire, un tube transparent, rappelle l’institution d’enfermement qu’est l’hôpital et devient un serpent, symbole conjoint de la tentation et de l’attachement. Puis le chanteur s’empare violemment du violon, jusqu’à le briser en mille morceaux, figure de son propre martyr. De l’archet, malmené comme une scie, s’échappe une nuée blanche de colophane, auréole dérisoire d’un Saint Martyr, obsédé par la question du Mal et de la Dissolution.
Dans Kafka en revanche, la lumière entre en dialogue d’une interprète à l’autre, mélodie visuelle concertante entre le chant de la soprano Anna Prohaska et le violon de Patricia Kopatchinskaja. Le corps de la chanteuse, dans tous ses états et sa rage de vivre, ploie comme la corde sous l’archet et s’enlace sur lui-même – autre figure serpentine. Entre elle et la violoniste, placée côté cour, en contrebas, se déroule une pantomime, faite de micro-gestes, à la fois caricaturaux et subtils.
Premiers de cordée
Le baryton Johannes Martin Kränzle est une voix-corps, étirable et modulable à l’envi, en prise directe avec les émotions et les visions délirantes qui font le matériau des huit chansons. Sur cinq octaves, l’organe explore ses potentiels jusqu’au paroxysme, du falsetto félin à l’aboiement canin, du gazouillis à la trompe tibétaine, de l’étouffement au chant lyrique. Dans une forme d’hyper-réalisme, il dépeint les mots qui traversent son corps, exposé dans les moindres sursauts de son épiderme.
Il en résulte un continuum corps-chant, deux matières agies et agitées par la psyché. L’Ensemble Intercontemporain est sonore, de manière étrangement stéréophonique. Il réunit, comme celui du Pierrot lunaire de Schönberg, flûte, clarinette, violon, violoncelle, piano, augmentés de percussions et d’un dijeroddo, oiseau-appeau aborigène au nom onomatopéïque (le roi voulait apprendre des chansons à ses oiseaux…). La musique d’à-coups et d’acouphènes produit un big bang puis une course déjantée qui, boule à facette, n’en finit pas de se transformer : obsessive, percussive ou lascive. Pierre Bleuse, à la direction, est comme un métronome souple, à la manière des montres molles de Dali, sachant toujours donner l’heure.
Au cours des quarante aphorismes de Kurtag, ventilés en dizaines, « une femme », ordinaire, vient tenter de sortir du labyrinthe de sa vie émotionnelle. La soprano, habituée de la scène aixoise, entre dans une autre osmose avec le violon que Patricia Kopatchinskaja tient au plus près de la gorge, comme un grand larynx. Elle accomplit en temps réel une scordatura (modification de l’accord de ses quatre cordes), comme pour saturer l’espace sonore et s’insinuer dans les interstices laissés par la voix. Celle de la soprano est vibrante, rodiée d’or rose sur toute sa longueur, quand elle ne nasille pas avec une opacité de lait. Le duo touche à l’essence du concertant, entre attraction et répulsion, prolongement et opposition.
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Le public tressaille à chaque rupture, rit de chaque chute, savamment écrites et interprétées, et applaudit finalement l’engagement physique, expressif et virtuose des performers d’un son et lumière propre au « cabaret supérieur » théorisé par le Schoenberg du Pierrot Lunaire.