COMPTE-RENDU – En cette soirée de première, les craintes sont grandes à l’entracte, face à un plateau marchant sur des œufs, une direction d’orchestre trop prudente et une mise en scène statique dont le but esthétique semble tout aussi indécis…
C’était sans compter sur la magie du spectacle vivant qui, tel un papillon fermé, se déploie lorsqu’on ne l’attend plus. Avec Eleonora Buratto (Madama Butterfly), Stefan Pop (Pinkerton), Aude Extrémo (Suzuki) dans les rôles principaux, Speranza Scappucci à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris et Bob Wilson à la mise en scène.
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Papillon épinglé
Cela arrive parfois, ce sont les aléas du spectacle vivant. Est-ce parce que le spectacle a dû commencer une vingtaine de minutes en retard à cause d’un “problème technique” ? Est-ce parce qu’il s’agit des débuts à Bastille d’Eleonora Buratto, dans ce rôle-titre, ou parce que, prudence oblige, il peut arriver de moins chanter lors d’une première pour prendre ses marques et mieux chanter lors des autres représentations ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que le premier acte de Madama Butterfly, expédié par la cheffe Speranza Scappucci comme par les chanteurs à une vitesse grand V et avec une certaine forme de prudence appliquée, laisse le public dans un désarroi entre déception et ennui. Il est vrai que la mise en scène de Bob Wilson, vieille d’une trentaine d’années, ne semble offrir aucun secours à un plateau en peine : gestes peu lisibles et contraignants, statisme excessif et plombant, effets lumineux galvaudés qui ont perdu de leur attrait… rien ne semble pouvoir redresser cette soirée bien mal partie…
Papillon libéré
Et pourtant. Durant l’entracte, un sursaut se produit. Lorsque le public revient, quelque chose a changé d’indéfinissable dans la représentation si mal partie. Une énergie qui, soudain, communiquée d’une loge à l’autre, aurait pris le dessus ? Une mise en scène révélant enfin sa cohérence et sa force esthétique inaltérée ? Un alignement de toutes ces étoiles, assurément. Toujours est-il que la gestuelle géométrique, auparavant si peu compréhensive, se pare à présent de sens et tisse, au gré des rencontres, les tableaux soignés d’un drame psychologique envoûtant. Certaines images prennent aux tripes : l’arrivée de l’enfant qui, devant une mère victorieuse, s’empresse de jouer avec les manches de son kimono, geste ingénu qui fait mouche. Ce même enfant qui, lorsque le canon annonce la venue du bateau, s’accroupit en se bouchant les oreilles tandis que Madame Butterfly et Suzuki regardent au loin une lumière nacrée pleine d’espoir. L’enfant toujours, qui durant l’attente du bateau, papillonne autour des deux femmes, récoltant de mystérieuses graines qu’il porte à sa bouche avant de les recracher dans la main tendue de sa mère. Le regard en biais de Butterfly, une main levée, pleine de l’imminent retour de son mari tant attendu. L’arrivée de Kate Pinkerton en tenue de gala blanche, antithèse saisissante du simple habit noir de l’héroïne. La mort, enfin, de celle à qui on a arraché les ailes et qui se contorsionne comme un insecte nocturne au lever du jour.
Papillon coloré
À partir de ces images perçues, interrogées et accumulées, un lien étroit se construit entre le public et la scène. Moins de toux, moins de bâillements refoulés autour de soi. Des regards braqués. Quelque chose qui, aux premières lueurs, ne plaisait pas, touche à présent et d’une manière tout à fait particulière. Sont-ce les lumières hypnotisantes de l’esthétique wilsonienne ? Est-ce la gestuelle qui propulse dans un monde où l’impuissance se manifeste jusque dans la dislocation des corps ? Est-ce, simplement, la puissance intacte de l’écriture puccinienne ? Tout cela, très probablement. Plus encore : la direction habitée de Speranza Scappucci qui, lors de cette deuxième partie, dévoile un rapport intime et bouillonnant à l’œuvre. Loin d’une lecture horizontale et romantique, travaillant les phrases comme une longue et languissante mélodie, la cheffe dirige à contre-courant et privilégie une lecture verticale du drame, cherchant dans l’orchestration des inflexions, des rythmes et des dissonances à mettre en avant pour mieux accompagner les tableaux scéniques et le déroulement de l’action. Le résultat est d’autant plus captivant que l’écriture de Puccini semble revivre d’une forme nouvelle à la lumière d’intentions et de couleurs inédites, portées par un tapis orchestral somptueux et versatile, peignant avec poigne et précision les sinuosités psychologiques du drame.
Papillon d’un soir
Enfin, les rôles principaux semblent s’arracher à la torpeur première et, dès les premières notes du second tableau, entament leur mue. Eleonora Buratto, en retrait durant la première partie, séduit par son jeu précis et déterminé, accompagnant d’une voix de velours les accents obstinés de son personnage. À ses côtés, Aude Extrémo est une Suzuki au timbre sombre comme sa personnalité introvertie et fidèle, partageant avec le public l’empathie pour sa maîtresse. Stefan Pop est un Pinkerton au timbre conquérant. Se détachant d’une prudence contraignante, il donne à entendre la rondeur claironnante d’un chant ductile offrant, respectivement, à la vaillance et à la lâcheté du personnage, un contraste tout à fait adapté. Christopher Maltman est un Sharpless à l’émission franche qui, au gré des actes, parvient à ciseler ses interventions d’une façon moins brusque, apportant au vieux Consul un relief dans son dépit impuissant. Autour d’eux, le Chœur de l’Opéra national de Paris se fait mélodieux et expressif, et les seconds rôles se glissent sans peine dans la complexité dramaturgique, sans que jamais un faux pas ne vienne fragiliser la chorégraphie et l’esthétique d’ensemble.
Bonus : s’il ne faut pas confondre La Bohème de Puccini et celle d’Aznavour, il ne faut pas non plus confondre cette Butterfly avec l’inénarrable « Papillon de lumière » :