CONCERT – Le Centre culturel Flagey accueille l’opus Magnus de Mahler sous la direction du maitre musical des lieux, Kazushi Ono. Si les adjectifs choisis pour qualifier cette symphonie – composée sur deux étés (1895-1896) – sont souvent superlatifs, cela n’a rien d’étonnant, au vu de son opulence. Encore moins surprenant est le fait que Flagey clôture sa saison estivale en beauté, accompagné d’un public au grand complet.
Qui dit public de masse dit aussi orchestre de masse ! Dans ce contexte, la symphonie prend tout son sens quand on sait que Mahler a hésité à lui donner plusieurs titre, oscillant entre « Le rêve d’une nuit d’été », « symphonie dédiée à Pan » et « la joyeuse science ».
Nature et culture
Lorsque Mahler s’attèle à représenter la complexité du monde en une heure et demie — une durée aujourd’hui équivalente à celle d’un film —, il se confronte à la même difficulté qu’un scientifique chevronné : celle de condenser un système foisonnant et complexe tout en le rendant intelligible. Une difficulté que connaissent aussi celles et ceux qui sont chargés de raconter un concert… Traduire la richesse d’une expérience vécue en des termes techniques, scientifiques ou artistiques est une tâche des plus ardues. À cela s’ajoutent les contraintes des instruments et la nécessité d’une maîtrise parfaite pour transcender leurs limites, tout en renouvelant profondément le langage musical, comme Mahler l’aspirait à chaque composition.
« Ma troisième symphonie sera quelque chose de jamais entendu auparavant. Dans cette musique, toute la nature y possède une voix »
Gustav Mahler
Difficile de se détacher de cette richesse narrative. C’est ainsi que Mahler a structuré son œuvre comme une représentation des différentes réalités cosmiques. Chaque mouvement témoigne d’une étape de cette grande fresque universelle :
- 1 – Pan se réveille, l’été arrive
- 2 – Ce que me disent les fleurs du pré
- 3 – Ce que me disent les animaux de la forêt
- 4 – Ce que me dit l’homme
- 5 – Ce que me disent les anges
- 6 – Ce que me dit l’amour
Science et conscience
Tournée vers les éléments naturels, la phase de composition de la Troisième Symphonie de Mahler incarne la mentalité d’une époque marquée par l’effort de relier les arts à la science. Les grands esprits cherchent à dépasser l’échelle humaine et embrassent une vision dématérialisée et plus métaphysique du monde.
Créée dans la « décennie prodigieuse » (1885-1905), cette période bouleverse les certitudes du XIXe siècle et réunit nature et culture. Un an avant la troisième symphonie de Mahler, Wilhelm Röntgen découvre les rayons X, et Henri Becquerel la radioactivité. Oui, Les humains et les roches sont traversés par la lumière, preuve d’une certaine porosité entre la matière et l’esprit. Cette idée d’ordre scientifique du chaos naturel imprègne l’œuvre de Mahler d’une capacité à « tout embrasser » et à vouloir représenter le monde de l’abysse au zénith.
« C’est le zénith, le niveau le plus élevé d’où l’on peut voir le monde »
Gustav Mahler
Dans la fabrique de Mahler
Cette vision sera complétée quelques années plus tard par les fractales de Benoit Mandelbrot, grand mathématicien qui voulait comprendre les itérations et schéma d’autosimilarités des éléments, des vaisseaux sanguins aux arrangements des branches d’arbre, des montagnes et des nuages.
Cherchant à restituer la puissance picturale et chromatique de Mahler, Kazushi Ono reste fidèle à sa signature et insuffle à la partition une versatilité éclatante. Les passages foisonnants et les constructions architecturales du Kräftig Entschieden s’élèvent avec maîtrise, amorçant une progression stratégique vers des accents de musique épique. Du cosmos à la valse de salon, en passant par les marches militaires, les images se succèdent, oscillant entre nature et culture, avec l’humain comme pivot central de la narration. Peu à peu, l’œuvre plonge dans une musique plus intime et introspective avec le troisième mouvement. La mezzo-soprano Michèle Losier entame avec une voix généreuse et solennelle un Sehr Langsam – Mysterioso (Très lent – Mystérieux). Douce et sombre, sa voix imprime une dimension religieuse au célèbre « O Mensch », avant d’être rejointe avec intensité par les chœurs féminins de la Radio Flamande, l’ensemble Octopus et le chœur de l’Opéra Ballet Vlaanderen.
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Le dernier mouvement triomphe à l’éclat et laisse le public suspendu au silence pendant quelques secondes avant d’être ovationné par un public debout pendant de longues minutes. La troisième de Mahler réussit à prouver la capacité picturale de son auteur. D’autres d’y sont essayé avec un monde plus industriel, comme Philip Glass et son Koyaanisqatsi.