COMPTE-RENDU – Au Théâtre des Champs-Élysées, l’Orchestre Philharmonique de Vienne propose un programme 100% russe sous la direction de Daniele Gatti, où la modernité ne va jamais sans un peu de tradition.
Les « Wiener Philharmoniker » font partie de ces rares orchestres qui convoquent avec eux tout un imaginaire : le Concert du Nouvel An, les dorures du Musikverein, une histoire riche de grands musiciens et de grands chefs, mais surtout ce son caractéristique, ce Wiener Klangstil inimitable qui l’a placé parmi les premiers ensembles symphoniques au monde.
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Passé ou présent, tradition ou conservatisme, histoire ou réactionnisme, la question reste ouverte. Toujours est-il que sous la baguette de Daniele Gatti, les musiciens s’attaquent à deux géants de la musique du XXème siècle dont les œuvres n’ont rien de traditionnel – mais sans rien perdre de l’esprit Viennois.
Apollon sans ses Muses ?
Musique de ballet commandée à Stravinsky, Apollon Musagète fait partie des œuvres d’inspiration néo-classique du compositeur. Loin des déchaînements du Sacre ou des Noces, il mêle un thème antique au souvenir de la musique française du XVIIème siècle, mais relu évidemment par l’oreille avant-gardiste du compositeur.
La partition a cette originalité de ne convoquer que les cordes : ni vents, ni percussions pour lui donner des couleurs. En l’absence du relief donné par les autres pupitres, et parce que c’est un ballet, le rythme tient une place particulièrement importante dans la partition – notamment avec tous ses rythmes pointés. Mais fidèle au dieu tutélaire de l’œuvre, le Philharmonique Viennois préfère l’apollinien au dionysiaque : on a la ligne, le dessin, mais pas la danse.
C’est là que le bât blesse un peu : bien que les seconds violons fassent un beau travail de phrasé dans le Pas d’action, l’ensemble de l’œuvre reste globalement lisse, comme si elle avait été quittée par ses personnages (Apollon, Calliope, Polymnie et Terpsichore). Mais croyez-le ou non, c’est dans la Variation de Polymnie et les inspirations très viennoises de sa partition que l’orchestre semble soudain se révéler et déployer ses couleurs – on ne se refait pas.
« Je me presse de rire de tout »
Bien loin d’Apollon et ses Muses, c’est du côté de Staline (qui vient alors de mourir) qu’il faudrait aller chercher l’inspiration de la Symphonie n°10 de Chostakovitch. Œuvre énorme, violente, qui loin de regarder vers des temps immémoriaux, a les deux pieds dans le présent du compositeur.
Daniele Gatti étire longuement le début du premier mouvement. Il ne précipite rien, n’anticipe pas sur les débordements à venir. La clarinette solo semble ainsi venir de très loin : il y a une impression presque d’étrangeté dans cette voix soliste, avant que l’orchestre ne déploie un fortissimo assourdissant. Le chef parvient à construire une narration, qu’il tient fermement tout au long de la partition.
L’Allegro est ainsi à la limite du chaos, mais un chaos organisé, où les musiciens gardent une tenue ainsi que l’éclat du son, à l’image des cuivres absolument fabuleux. L’humour cynique, à distance – donc typiquement Viennois direz-vous – de l’Allegretto leur va également très bien : coïncidence ? Sans doute pas, car le Wiener Schmäh, cette façon de rire des sujets les plus graves, est dans le plus pur esprit de l’œuvre de Chostakovitch, avec ce basson solo totalement décalé par rapport au tragique qui surplombait jusque-là, et qui gardera cette voix discordante dans le Finale.
Vienne dans les veines
Les pupitres de vents font entendre des qualités remarquables – notamment solistes –, précieuses alors que Daniele Gatti cherche à préserver des pages lumineuses au cœur du dernier mouvement, avant que la violence ne l’emporte. L’orchestre conserve une élégance du son sans faille, notamment chez les cordes, bien qu’elles donnent de leur personne. Et les cuivres, encore et toujours, emportent tout sur leur passage par la beauté de leurs couleurs. C’est là que l’on entend la spécificité des instruments viennois qui donnent, forcément, une lecture unique des œuvres. Un voyage expressif total, mené avec sûreté par le chef.
Si l’on a pu s’amuser de la « viennoiserie » façon Philharmoniker, le bis semble un peu nous donner raison : car après les expérimentations russes, les musiciens nous offrent la bien connue Danse Hongroise n°5 de Brahms, mais si pleine, si incarnée qu’elle semble couler dans leurs veines. « Wiener Blut, Wiener Blut…» comme le chantait Johann Strauss.