PIANO – Le pianiste russo-lituanien offre au Festival bordelais L’Esprit du piano (15e édition), avec l’intégrale des Études de Chopin, une véritable leçon de physique pianistique, insufflant à ces exercices particuliers la pâte fluide, aérienne ou dense par laquelle les difficultés se transforment en émotions poétiques.
L’esprit de l’Intégrale anime Lukas Geniušas, c’est-à-dire la quête tenace mais discrète de la Totalité d’une œuvre, de son cosmos en harmonie avec le grand Tout qu’est le répertoire des Études pour piano de Chopin. Ce genre hybride et ambigu met le pianiste à l’épreuve, à l’expérience d’un laboratoire mêlant de manière parfois explosive la composition et l’interprétation, la virtuosité et l’expressivité. La solution de continuité en est l’émotion, que le pianiste s’emploie à faire s’écouler dans le canal propre à chaque étude prise séparément. Telle est l’expérience que le récital de Geniušas propose à l’auditeur : entendre les temporalités que le compositeur dépose dans chaque exercice.
Rouler des mécaniques
Le mécanisme de Geniušas est de l’ordre du galbe, du cercle, de la rondeur, dévolu mais sans exclusive à la main droite dans l’écriture de Chopin. Comme toute mécanique, elle est de l’ordre de la répétition véloce, comme armée d’un roulement à billes. Le toucher, minutieux et millimétré du soliste, est celui de petites allumettes frottant doucement le soufre du clavier de leurs extrémités incandescentes. Les doigts saisissent et balayent les touches en traits au timbre froufroutant, exécutent sans affectation mais avec une énergie impérieuse et sereine le roulis des notes.
Le buste du pianiste se penche en avant afin que le regard suive de très près la course des doigts, notamment dans les doubles-notes (tierces, sixtes, octaves). Le pied gauche en suit souvent le crépitement, afin d’impulser ce groove continu qui produit une vélocité moins scolaire que liée au souffle. Dans les traits virtuoses qui contiennent l’épreuve-signature de l’étude abordée, la répétition des formules rythmiques produit une insistance organique, celle de l’aller-retour : inspiration et expiration. Les mouvements et déplacements internes de chaque main disparaissent, s’effacent dans le dessin ordonné de l’arpège, montrant en cela que la difficulté est incorporée, surmontée, sublimée. Les rouages, à force d’être bien huilés, disparaissent dans le lac scintillant du piano.
Huiler les coudes
Le chant s’imprime dans la tessiture grave du clavier, que Chopin mobilise dans les études, afin de favoriser l’indépendance des mains du pianiste, mais également de ses oreilles, de leur capacité à entendre et produire la superposition parfois contre-intuitive des voix. Le moelleux règne ici, en contrepoint du scintillant. Le pianiste libère un expressif cantabile quand la ligne supérieure se pose à la surface d’harmonies puissamment déployées par la main gauche, étirée avec une souplesse solide.
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Le grave du clavier, dans certaines études, investit la coda, que le pianiste souligne, donnant au timbre, sa dimension formelle. Geniušas, suivant l’inspiration lyrique de Chopin, s’abandonne par instant au repli mélodique. Il s’adresse à son for intérieur et à celui de chaque auditeur comme une confession à bas bruit. Le centre de gravité de chaque étude semble se déplacer vers le grave, comme si le pianiste, nécessairement ambidextre, confiait à sa main gauche le soin de porter l’expression mélodique la plus véhémente, dans les accents tendus comme dans les déprises détendues ; mais, fait plus rare, il le fait aussi dans les tensions et détentes harmoniques, dont la succession chante alors sa propre mélodie. Ce tropisme gaucher permet au corps de trouver une assise très stable, alors que la main droite s’élance en grands jetés à l’assaut du suraigu. Une étude pour piano de Chopin, c’est aussi de la danse.
Le public, entré un moment dans le laboratoire du maître polonais, salue cette proposition cohérente, dédiée à la puissance de la basse, cœur de réacteur de l’instrument-piano supportant l’édifice de chaque pièce, et lui ouvrant grand la porte vers les espaces infinis.
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F. Chopin :
- Trois nouvelles études, Opus Posthume
- N°1 – Andantino en fa mineur
- N°2 – Allegretto en la bémol majeur
- N°3 – Allegretto en ré bémol majeur
- 12 Études, Op. 10
- 12 Études, Op. 25