CONCERT – Le festival L’Esprit du piano de Bordeaux accueille le pianiste croate Ivo Pogorelich dans un programme où individualité et effacement sont les deux pôles d’un Romantisme du clair-obscur.
La lente manœuvre du clavier, avec Ivo Pogorelich, a déjà commencé lorsque le public prend place silencieusement à l’avant du concert. Le maître, emmitouflé dans une superposition de couches de laine, bonnet compris, semble s’acclimater doucement au grand piano de concert, en éprouver les cris et les murmures. À moins que ce ne soit le contraire ! En artisan d’art, en brodeur alchimiste, il transforme le clavier en un patchwork moelleux de couleurs et de textures, afin de pouvoir les retrouver, du bout des doigts, lors du concert, quand il réapparait sur scène en queue de pie.
Le côté obscur de la force
Pogorelich ne joue pas à l’échelle de la note, mais à celle de la tessiture, échelle globale qui permet d’entrevoir autrement l’écriture des œuvres ; échelle qui permet également d’entendre la voix du pianiste : voix de tessiture médiane, voix d’alto du piano, voie du milieu de la musique. C’est de ce mégaphone là que parle Pogorelich sur l’ensemble du programme. Un peu comme le fait Verdi avec la tessiture de Baryton. C’est là qu’il consent, absolument, au legato, au cantando, à l’expressivo, ses deux mains activant la pompe d’un même cœur puissant, chargé de faire respirer la musique.
La cohérence d’ensemble du programme est également apportée par le déploiement de la résonance. Elle conduit le pianiste à retenir inhabituellement le tempo dans les passages harmoniques et à ne pas systématiquement souligner le chant qui devrait normalement émaner de la succession des notes supérieures. L’intérieur de la texture de ces accords battus, voire rebattus, devient alors le centre de gravité du son, sorte d’amplification de la voix médiane. En timbalier, il en contrôle le rebond et l’amorti, il en abrase les aspérités.
La matière sonore, lestée de tout son poids dans ces passages vigoureux, peut trouver à s’alléger paradoxalement dans le drame. Le jeu de Pogorelich révèle alors la potentialité rythmique de la résonance. Si le maître croate est un pianiste de peu de geste, de nouvelles articulations animent ses poignets dans les mouvements latéraux. La conduite de l’unisson dans le dernier mouvement de la sonate funèbre est saisissante.
Romantisme à la loupe
Quand il ne conçoit pas l’avancée du discours à l’échelle profonde de la tessiture, le phrasé de Pogorelich est ciselé et disséminé, tant en surface qu’en verticalité ; comme si la physicalité du propos musical, inspiré de chorégraphies populaires lointaines, dépendait d’une logique singulière et secrète… Les attaques à l’aigu, au legato détaché, alternent paires de chaussons et de claquettes ou découpent des chorals d’outre-ciel. Dans les passages mélodiques, il pose clairement une première note puis laisse les autres s’épandre en longue traine d’harmoniques – quand il ne la répète pas de manière obsessive. En résulte une écoute particulière pour l’auditeur, instrumentée par les loupes savantes que le pianiste promène sur tel ou tel fragment de telle ou telle partition. De fait, les partitions que le pianiste tient à garder sous ses yeux, subissent également ces crevasses. Leurs pages, détachées, étant soumises à l’épreuve du travail et du temps long.
Des contrechants habituellement enfouis sous la hiérarchie propre à la tonalité viennent à jaillir, de manière apparemment spontanée, voire intempestive, comme des échappées. Or, le contrôle qu’a l’artiste de son toucher permet de supposer qu’il n’en est rien, que le jeu obéit à une Raison, à la relation qu’entretient Pogorelich avec la musique pour piano, instrument à haut potentiel contrapuntique et symphonique. Les passages polyrythmiques sont également retenus, afin que toute leur complexité advienne, au détriment de la fougue romantique convenue, tandis que de puissantes basses apportent leurs fondations colossales.
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L’impression d’ensemble, toujours forte et précieuse, résulte de la tension dynamique entre clarté et trouble, continuité et fragmentation, évocation et abstraction : manière détachée d’être proche de la matière expressive de la musique.
Demandez le programme !
- F. Chopin – Mazurkas op. 59, Sonate n° 2
- J. Sibelius – Valse Triste
- F. Schubert – Six Moments Musicaux