DANSE – Holly Blakey nous offre A Wound with Teeth et Phantom, au Théâtre National de la Danse de Chaillot. L’occasion de découvrir cette superstar de la danse à l’anglaise : une princesse punk.
Holly Blakey : késako ?
Holly Blakey, c’est un peu la chorégraphe que tout le monde rêve d’avoir dans sa bande : elle danse, elle filme, elle secoue les frontières entre spectacle vivant et cinéma avec une énergie folle. Un pied chez Harry Styles, l’autre chez Rosalía, et un petit saut stylé chez Florence + The Machine : elle fait des allers-retours aussi aisément entre Dior, Gucci et Burberry. Et c’est pas tout ! Elle a remporté un UK Music Video Award pour le clip Delilah de Florence + The Machine.
En 2018, son spectacle Cowpuncher fait sensation pour la réouverture du Queen Elizabeth Hall, si bien qu’elle remet le couvert en 2020 avec Cowpuncher My Ass. Costumes signés Vivienne Westwood (rien que ça !), musique signée par la géniale Mica Levi, le tout avec vingt musiciens du London Contemporary Orchestra sur scène.

Résultat ? Des salles pleines à craquer pendant cinq ans. Automne 2023, nouvelle aventure : les BalletBoyz lui font les yeux doux pour England on Fire au mythique Sadler’s Wells. Là encore, elle partage l’affiche avec la crème de la scène britannique et retrouve son fidèle partenaire artistique, le musicien Gwilym Gold. Ensemble, ils n’arrêtent pas de créer : Phantom, Triptych pour The Estate of Francis Bacon, ou encore l’irrésistiblement nommé GracieChesterBeckyJonnyNaomiSakeemaTylor avec Jeremy Deller.
De passage à Paris avec une troupe de dix danseurs, Holly Blakey vient nous présenter deux de ces pièces audacieuses : A Wound with Teeth et Phantom.
Mémoire décor
Si Holly Blakey trouble avec délicatesse les frontières du récit en danse, c’est pour mieux plonger dans une narration métaphorique où les corps parlent, là où les mots échouent. Ici, pas de personnages précis, pas d’histoire explicite. Dans Phantom, Blakey atteint un sommet d’expressivité émotionnelle. Inspirée d’une épreuve personnelle, une fausse couche, la pièce se transforme alors en rituel cathartique et solennel. Ce deuil imprègne pourtant chaque mouvement d’une douleur brute et authentique. Sur scène, la danse exprime une mémoire du corps : les sauts, les ondes de choc qui parcourent les interprètes témoignent d’une peine viscérale que les mots ne peuvent entièrement saisir. Phantom dessine ainsi un parcours émotionnel où colère, désolation et espoir se succèdent jusqu’à cette ronde finale bouleversante, où les bras tendus vers le vide invoquent ce qui ne reviendra pas. Cette dernière image, d’une force narrative poignante, devient l’emblème de ce « rituel de réminiscence », où la douleur personnelle se mue en une expérience collective partagée.
Dans A Wound With Teeth, Blakey aborde la mémoire fragmentée par un traumatisme ancien. Partant de sa propre expérience, une hospitalisation refoulée durant son adolescence. Elle construit une atmosphère onirique, à la frontière du rêve et du cauchemar. Cette pièce propose une exploration de l’oubli comme espace de réinvention. Sur scène, les danseurs évoluent dans un monde instable, convoquant monstres et mythes, évoquant des souvenirs effacés à travers des tableaux métaphoriques. Chaque interprète affronte son propre « monstre intérieur », projetant dans la danse des fragments intimes d’identité perdue puis retrouvée.
Holly Blakey fait ressentir : dans ces deux pièces, la narration émerge des corps, de la musique et des images, laissant au spectateur la liberté d’assembler le puzzle émotionnel proposé. Elle réussie avec subtilité et audace à unir le sensible et le symbolique, faisant de la danse un puissant vecteur d’émotions sincères et partagés.
Rituel Sensuel et Sacré
La danse se mue ici en rituel sacré. Sur scène, c’est une cérémonie imaginaire qui prend vie, chargée d’une émotion brute et saisissante. Les danseurs, à la fois fragiles et puissants, oscillent entre des pirouettes déstabilisées par l’émotion, des retenues étirés à l’extrême, et cette façon singulière de s’ancrer dans le sol, rappelant subtilement la puissance du sabar sénégalais. Le vocabulaire chorégraphique d’Holly Blakey brasse large : danse contemporaine, rites folkloriques, esthétique pop et culture club s’y entrelacent, créant un langage à la fois sensuel et sacré, tactile et cinématographique.

Rien d’académique ici : les gestes sont bruts, parfois provocants, répétitifs et obsessionnels. Une énergie viscérale envahit le plateau, cherchant à toucher le spectateur au plus intime. Les dix danseurs bougent avec une force tribale, vêtus de costumes audacieux mêlant survêtements rétro et motifs bulgares traditionnels, une réussite signée Matthew Josephs et Chopova Lowena. Leurs corps chutent, rampent, s’agenouillent, dans une relation presque charnelle avec le sol. Têtes renversées, dos cambrés : la scène entière devient le théâtre d’une danse rituelle. Chaillot est occupé de bout en bout par des courses, des tourbillons, des formations mouvantes qui jouent constamment entre cohésion du groupe et éclatement chaotique.

Certains motifs reviennent comme des refrains obsédants : ces cheveux fouettés en transe, à la fois sensuels et guerriers, comme ces pulsations hypnotiques du bassin et du torse, ces tremblements intenses qui parcourent tout le corps. La musique, marquée par la guitare électrique saturée de Gwilym Gold, imprime à Phantom un rythme obsédant. Mais soudain, tout se suspend, s’apaise, laissant place à des tableaux cérémoniels où chaque geste est précis.
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Ce contraste crée une polyphonie chorégraphique, une tension permanente entre frénésie et contrôle. Et puis surgit la ronde, ce cercle rituel aux paumes offertes vers le ciel, comme pour invoquer quelque chose d’indicible. Exaltation charnelle et symbolisme profond dans une danse résolument actuelle, à retrouver à Chaillot du 2 au 5 avril !

