DANSE – Le Tanztheater Wuppertal perpétue l’héritage de Pina Bausch en reprenant l’une de ses pièces iconiques « Vollmond », un déluge aquatique orchestré à nouveau par le directeur artistique Boris Charmatz. Une œuvre féérique où l’eau devient un élément chorégraphique, une ode à la nature et à la vie.
Sous une pluie torrentielle, un énorme rocher noir imposant et luisant trône au milieu de la scène, tandis qu’une petite rivière se faufile à ses côtés. Le plateau se transforme peu à peu en une mare géante, qui s’élargit à mesure que la pièce avance, irriguée par une pluie intermittente. Astre capricieux, la pleine lune – Vollmond en allemand – semble provoquer ce débordement des éléments et des êtres dans cette pièce somptueuse, créée en 2006 à Wuppertal par Pina Bausch, l’une de ses dernières œuvres majeures.
Des-astres
Dans cet univers aquatique nocturne, magnifié par la scénographie onirique de Peter Pabst, les douze danseurs affrontent une scène particulièrement glissante. Les femmes, aux chevelures sensuelles détachées, vêtues de longues robes fluides de style nuisette qui s’alourdissent au contact de l’eau, glissent sur le sol mouillé. Elles croisent des hommes en chemises noirs souvent égarés, désespérés, parfois furieux, parfois amoureux. Pina Bausch n’a jamais édulcoré la brutalité des relations hommes – femmes : ici une main d’homme agrippe une chevelure, là un geste tendre se transforme en un coup. Ils se cherchent ou se fuient s’attrapent, s’affrontent ou se séduisent. Des scènes de confrontations aussi violentes que les réconciliations sont ardentes. On n’aime pas à moitié chez Pina.
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Aqua-planant
Mais dans Vollmond, la véritable prouesse réside dans ce déluge qui offre aux corps un terrain de jeu périlleux et fascinant. L’eau réinvente chaque mouvement, obligeant les danseurs à s’adapter sur ce sol mouillé et dangereux. Élément vital par excellence, cette eau envahissante devient un protagoniste de l’histoire à part entière : tantôt miroir de nos états d’âme, tantôt adversaire à dompter. Le génie de Bausch s’exprime jusque dans la multiplication des accessoires autour de l’eau – verres, bouteilles, bassines ou sceaux – rappelant que cet élément n’est pas qu’un symbole, mais une substance vitale, jusqu’au cœur de notre quotidien le plus banal.

Quand l’absurde côtoie le sublime
Entre danse et théâtre, Vollmond plonge avec virtuosité dans les eaux troubles de l’âme humaine. Sur une bande son viscérale où se côtoient les musiques d’Amon Tobin, Cat Power, Carl Craig, Jun Miyake ou encore Tom Waits entre autres, cette œuvre alterne entre solos dansés, séquences théâtrales et mouvements d’ensemble, qui racontent des scènes de vies captivantes et parfois déstabilisantes, entre deux averses. Deux hommes vident des bouteilles vides, chassés par le bâton d’un troisième. Une Lorelei moderne en nuisette rose distribue des baisers mécaniques à son partenaire, avançant avec la précision obstinée d’un pic vert tapant le bois…

La pièce déborde de ces saynètes dont l’absurde côtoie le sublime : une leçon cocasse sur l’art de dégrafer un soutien-gorge en un mouvement rapide, des jets de cailloux et slaloms entre des verres d’eau…
Sabbat aquatique de la joie de vivre
Vollmond produit quelques-unes de ses images les plus inoubliables et emblématiques de l’œuvre de Pina Bausch, qui resteront longtemps après gravées dans notre mémoire. La séquence finale – véritable sabbat aquatique sous des pluies torrentielles – voit l’ensemble des danseurs s’abandonner à une transe collective, possédés par la fureur de vivre malgré le poids de leurs vêtements gorgés d’eau. Loin d’entraver leurs mouvements, l’eau semble exalter ces êtres jusqu’à la joie de vivre.
À la différence d’œuvres plus sombres et tourmentées de la chorégraphe allemande, Vollmond respire au final la joie de vivre. Romantique et profondément bouleversante, elle transforme la danse en un plaisir partagé avec le public.


