CONCERT – Dans la pénombre vibrante de la salle Gaveau, les tuyaux de l’orgue s’habillent de bleu, comme pour annoncer un ailleurs, ou un prélude. Les musiciens s’installent. Le chef d’orchestre entre. Ce 17 mai 2025, l’Orchestre Lamoureux donne rendez-vous non seulement à l’auditeur, mais à la mémoire : celle des muses oubliées, des dialogues perdus et des élans suspendus.
Le programme, intitulé La Muse et le Poète, se déploie comme une fresque discrète, où la compositrice Marie Jaëll, cœur battant de la soirée, éclaire par son absence relative un monde encore trop peu peuplé de voix féminines. Un seul nom, mais une constellation d’hommages. Une parole, certes, mais encore timide.
L’orchestre à l’école : quand les couleurs jouent
La soirée s’ouvre dans une lumière d’avenir : des collégiens issus du programme Orchestre à l’École prennent place parmi les musiciens professionnels pour interpréter la Marche extraite des Scènes bohémiennes de Bizet. Près de 44 000 élèves en France bénéficient de ce dispositif d’éducation musicale, et ce soir en voilà, t-shirts colorés au milieu des archets.
Leur présence, émouvante sans être démonstrative, dit quelque chose d’essentiel : que la musique se transmet autant qu’elle se compose. Le chef d’orchestre, visage ouvert et gestes généreux, insuffle l’énergie, parfois plus intensément que la partition ne l’exige, mais l’intention l’emporte, et l’émotion suit.
Marie Jaëll : une voix suspendue
Puis vient le Concerto pour violoncelle en ré mineur de Marie Jaëll, centre de gravité du programme. À l’archet, Stéphanie Huang, dont le jeu incarne une intensité rare. Yeux clos, visage levé, corps presque habité : elle ne joue pas, elle respire la musique comme une langue maternelle.
Chaque phrase semble écrite depuis l’intérieur. Le discours est lyrique, sans emphase, tendu vers un point d’orgue que l’on n’entend pas mais que l’on sent. Et quand arrive cette harmonique finale, tenue comme une lueur fragile, c’est tout un monde effacé qui revient à la surface : celui des femmes oubliées de l’histoire musicale.

Le lien avec Bizet ? Inexistant, hormis le soutien commun de Marmontel. Mais Saint-Saëns, soutien affiché de Jaëll, et Beethoven, dont elle fut la première femme à jouer tous les concertos en France, dessinent les contours d’une filiation poétique que ce concert fait ressurgir.
La Muse et le Poète : un regard, enfin
Lorsque résonnent les premières notes du duo de Saint-Saëns, La Muse et le Poète, l’alchimie peine à s’installer. Le violon de Hugues Borsarello paraît d’abord scolaire, timide, un peu distant du violoncelle de Huang, toujours intensément lyrique. Les regards se cherchent mais ne se trouvent pas tout de suite.
Et pourtant, à mesure que l’œuvre avance, quelque chose s’ouvre : un sourire fugace, un geste d’archet plus ample, une phrase captée, rendue. Le poème devient échange, le dialogue naît. Et soudain, les regards se répondent. Les archets aussi. La Muse et le Poète ne se racontent plus : ils s’écoutent.
Beethoven, sans détour
Après l’entracte, les solistes laissent place à l’orchestre seul pour la Symphonie n°3 de Beethoven, « l’Héroïque ». Le début est sobre, presque prudent, comme si l’orchestre craignait de convoquer trop tôt la grandeur. Mais peu à peu, le souffle se libère.
Dans le quatrième mouvement, enfin, les masses s’élèvent, les nuances s’élargissent, la musique devient mobile, montagne et mer mêlées, tantôt rugueuse, tantôt fluide. La direction, cette fois, trouve son vrai point d’équilibre : dans l’écoute, dans la densité respirée plutôt que dans la démonstration.
Pas de bis, mais un sourire collectif, et une invitation à revenir pour la saison prochaine.
Verdict : une muse, un sourire, un bleu
Ce concert n’est pas un manifeste, ni une démonstration de force. C’est un tissage fragile entre transmission, redécouverte et présence. Il y eut quelques flottements, des transitions un peu longues, une thématique féminine qu’on aurait rêvée plus affirmée, mais aussi des surgissements de grâce.
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Les élèves aux t-shirts vifs, l’harmonique suspendue de Marie Jaëll, le sourire échangé entre deux archets, et ce bleu mystérieux qui baignait toute la soirée… Autant de signes d’un concert sans emphase, mais habité par l’essentiel : le désir de transmettre, d’écouter, et parfois, d’oser rejouer ce que l’histoire a trop longtemps gardé en silence.

