DANSE – Sabine Theunissen réinvente le récit glacial d’un documentaire en performance fiévreuse : White Box dissèque le souvenir comme un organisme encore tiède. Sur la scène de La Monnaie, les corps tremblent, la lumière pulse, le passé surgit. Conçue en collaboration avec le chorégraphe sud-africain Gregory Maqoma et la compositrice Catherine Graindorge, cette création hybride explore la tension entre disparition humaine et persistance de la mémoire.
L’odyssée tragique de l’Örnen
Le 11 juillet 1897, trois hommes s’élèvent dans le ciel de l’Arctique à bord d’une montgolfière baptisée Örnen (« l’Aigle »). À leur tête, l’ingénieur suédois Salomon Auguste Andrée, accompagné de l’explorateur Knut Frænkel et du jeune photographe Nils Strindberg. Leur objectif est aussi audacieux qu’imprudent : traverser le pôle Nord en ballon avant de rejoindre le Canada ou la Russie, selon les vents. L’expédition, symbole de l’idéalisme scientifique du XIXe siècle, tourne très vite au désastre. Les vents contraires, le froid extrême et l’impréparation technique condamnent les trois hommes à une lente dérive sur la banquise. Quelques jours après le décollage, leurs traces disparaissent, englouties par la neige et le silence.
Ce n’est que trente-trois ans plus tard, en 1930, que des chasseurs norvégiens découvrent par hasard, sur l’île blanche de Kvitøya, les restes de l’équipage, ainsi qu’un coffre contenant deux cent quarante pellicules miraculeusement préservées. Développées après des décennies d’attente, ces photographies « frozen in time » ne révèlent non pas la conquête glorieuse du Nord, mais la lente agonie d’un rêve scientifique.

C’est dans cette matière où se croisent science et mythe que Sabine Theunissen place sa focale, signant une création hybride aux allures de documentaire fétiche. Tandis que le public s’installe face à l’immense écran textile récupéré d’une montgolfière, un vent fort semble traverser la salle. La Monnaie n’est pas allée jusqu’à couper le chauffage pour parfaire l’illusion, mais l’atmosphère mystérieuse et frontale, s’impose aussitôt : le rideau se baisse et l’histoire tragique peut commencer.

La scénographe de longue date, qui a notamment collaboré avec l’artiste William Kentridge, transpose ici sa rigueur plastique au service d’une écriture scénique à la logique implacable. White Box repose sur un dispositif minimal : une boîte blanche, à la fois laboratoire et sépulture, où se recomposent les vestiges d’une aventure humaine vouée à l’effacement. En mêlant les photographies d’archives au court métrage White Box Jacket (2022) de Sabine Theunissen, les projections se déploient en fond de scène et soutiennent une chorégraphie baignée dans une lumière parfaitement maîtrisée, séparée par des textiles de montgolfières.
Pôle danse
Sur scène, les danseurs Thulani Chauke et Fana Tshabalala, accompagnés de l’acteur Andrea Fabi, incarnent le trio d’aventuriers résilients. Le poids des silhouettes, tantôt blotties les unes contre les autres jusqu’à ne plus former qu’un seul corps, tantôt suspendues comme portées par la montgolfière, restitue la sensation vécue par les trois explorateurs, guidés par la narration d’Ylva Norlin.
La danse, signée Gregory Maqoma, devient un langage de résilience. Thulani Chauke et Fana Tshabalala avancent dans une lenteur tendue, jamais immobile, toujours en lutte. Leurs gestes creusent la glace, forent l’air, inventent un alphabet du désarroi. Le mouvement se contracte puis s’étire, oscillant entre rituel et vertige. Cette chorégraphie, contenue mais traversée de tensions, porte la dignité d’un combat silencieux contre l’effacement.
Des pas dans la neige
Maqoma joue avec la gravité, l’élan et la chute, entre cohésion du duo et solitude des trajectoires. Ici, la danse devient trace : chaque geste tente de sauver ce que la photographie a déjà figé.

La musique de Catherine Graindorge, jouée en direct, prolonge l’état de tension qui traverse la scène. Ses violons tracent une ligne nerveuse et pendant que des voix lointaines surgissent comme des éclats de mémoire. Avec ses pédales de répétition (loopers), elle étire le son, empile les boucles, creuse des espaces de résonance où le temps semble se dilater. Puis elle quitte le violon pour un autre instrument – proche du koto japonais [instrument à cordes pincées] – dont les vibrations sèches et métalliques fissurent le climat d’angoisse.
En face, Angelo Moustapha tient la pulsation : ses percussions traversent tout l’opus avec une précision tendue, entre jazz, martèlement et tension aux allures martiales. La musique avance comme une marche funeste, sans violence mais dure, brutale comme peut l’être la nature. Batterie, piano, parfois même les couverts d’un tiroir : tout devient percussion. Rien n’illustre, tout creuse.

Cryo-graphie
Autour de ce triptyque image / mouvement / son, Sabine Theunissen compose une véritable topographie du souvenir. La dramaturge Lara Foot ancre le tout dans un récit fragmentaire, non chronologique, fidèle à la logique de la mémoire elle-même. L’éclairage d’Ellen Ruge, alternant blanc spectral et obscurité bleutée, fait de la scène un territoire d’entre-deux : les danseurs sont mis à l’honneur tout autant que leurs ombres, projetées sur les murs.
En une heure de temps, White Box interroge la frontière entre la conquête et la perte, entre la gloire et le silence. En ressuscitant les images figées du passé par le geste dansé, Sabine Theunissen et Gregory Maqoma déplacent le récit de l’exploration vers celui de la mémoire, des liens et des traces laissée à travers des lettres lues et des images vues. Ce qui était un drame polaire devient un poème sur la trace, une tentative de survivre à l’effacement par l’art.
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À la croisée de la danse, du film et de la composition musicale, White Box impose une écriture scénique d’une cohérence rare. Sabine Theunissen y affirme un regard d’autrice, précis et visionnaire, capable de transformer le vide en matière, et l’échec en beauté.

