INTERVIEW – Ne dites pas à cette nouvelle et future star baroque que la voix de soprano est réservée aux enfants ou aux femmes, ni que des rôles sont chasse gardée ou interdits, qu’on ne peut pas chanter du Baroque et Wagner, un prince charmant ou sa princesse…
…et quand bien même : vous pouvez toujours lui dire, il répondra alors simplement, passionnément et élégamment à ces questions que trop de gens oublient de (se) poser, soit qu’ils aient décrété que tout est pareil ou que rien n’est différent. Alors pour vous nous avons posé trois questions à Bruno de Sá, parce qu’il ne fait pas ça pour se « donner un genre », mais pour ouvrir une nouvelle voie qui rende à la voix la primauté, dans cet art lyrique qui permet toutes les in-carnations :
Bruno de Sá, vous êtes sopraniste (homme à voix de soprano) et avez chanté et enregistré un récital “Roma travestita”, est-ce une manière de dire que la voix prime sur le genre ?
Je pense en effet que l’important est la voix, quel que soit le genre. Ça a toujours été mon motto dans la vie, depuis toujours. J’ai une voix de soprano donc je regarde les voix de soprano dans le répertoire : Susanna, Despina, Norina et si ma voix me le permet pourquoi pas ! Je ne pense pas que ma voix me permette de chanter de grands rôles wagnériens car j’ai un soprano plus léger, lyrico-léger (il faut une voix plus dramatique, plus lourde) mais je pourrais prendre certains rôles, pourquoi pas ! un jour peut-être. Je ne sais pas si les aficionados du Wagner Festival m’accepteraient. Pourtant, j’ai déjà chanté le petit rôle du jeune berger dans Tannhäuser, je pourrais aussi faire Nannetta mais je ne pense pas incarner un jour Brünnhilde ou Isolde. Je m’arrêterai à Puccini, avant Wagner (hormis quelques rôles), mais Verdi tout à fait.
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Vous êtes déjà très connu à Bayreuth, mais pour le Bayreuth Baroque Opera Festival (car oui cette ville allemande n’est pas seulement le temple des wagnériens, et c’est même en raison de ce théâtre baroque que le fan des Walkyries s’est intéressé à la ville). Comment avez-vous découvert cet endroit ?
La première fois que j’ai chanté à Bayreuth (avant même le début du Festival Baroque de Max Emanuel Cenčić), c’était à l’église, pour la Messe en si de Bach. À ce moment, le théâtre venait tout juste de rouvrir et nous n’avions même pas le temps de le visiter. J’ai donc commencé par découvrir la ville et ce qui entourait le théâtre, mais tout le monde me parlait de ce théâtre, j’étais très excité de le découvrir, et j’étais frustré de ne pouvoir y aller. Et dès l’année suivante j’ai eu la possibilité de chanter dans le théâtre pour la première fois. C’était pour Polifemo de Bononcini.
Je me disais que ce serait super de chanter dans ce lieu magnifique. C’était une très belle expérience mais en même temps un peu frustrante car j’ai fait ma première entrée non pas par l’entrée du public mais par l’entrée des artistes (qui est moderne, normale). Et le rideau était fermé. Mais quand en arrivant, le rideau s’est ouvert pour nous, j’ai crié intérieurement (et pas seulement) devant ce lieu incroyable. J’ai visité tout le théâtre et j’ai compris l’impact de rentrer par la grande porte : un effet majestueux comme quand on entre à Garnier. Le bâtiment extérieur est superbe.
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Et comme je n’étais pas le premier à chanter dans la répétition, j’ai eu la possibilité de m’asseoir à différents endroits dans le théâtre pour apprécier l’acoustique. Et au-delà même de la décoration d’un autre monde (comme dans les Chroniques de Narnia), l’acoustique est incroyablement bonne. On peut entendre les pianissimi.
C’était ensuite un grand plaisir que de participer l’année suivante à la première édition du Bayreuth Baroque Opera Festival. J’ai de nombreux souvenirs déjà de ce Festival, y compris backstage. Mais le premier qui me vient à l’esprit est la première édition et le fait même qu’elle ait pu avoir lieu en temps de Covid (alors que le Festival Wagner -et même la Fête de la bière- a dû être annulé, ce qui était inédit depuis la guerre).
Le mot « défi » décrit le Festival à tous les niveaux et pour toutes ses parties prenantes (artistes, techniciens, direction). Alors que tout était incertain, que la situation était surréaliste, jusqu’à l’absurde, le Festival a eu lieu.
Nous ne savions pas si nous aurions du public ou pas, si nous pourrions jouer ou pas, c’était comme marcher dans l’obscurité. Et finalement le Festival a eu le droit de jouer devant des demi-jauges (ce qui n’était pas un demi-choc : mais un autre défi immense pour les finances d’une telle initiative). Le premier opéra, Charles le Chauve représentait un travail d’autant plus immense face à ce contexte, et ce fut un triomphe, incroyable.
Je me souviens, à l’issue de la production, de mes échanges avec les artisans de la production qui avaient dû sans cesse s’adapter : je leur ai dit qu’ils avaient accompli un miracle, je n’avais pas assez de mots pour les féliciter et les remercier.
Dès sa naissance, ce Festival a ainsi prouvé qu’il était là, pour l’art, pour soulever des montagnes.
J’ai ainsi la chance de suivre de l’intérieur et constamment la vie de ce Festival, ses combats, son succès. Et puis l’année dernière a été pour moi la participation la plus difficile à un Festival de ma vie et mon plus grand succès. Cleofide dans Alessandro nell’Indie de Leonardo Vinci était mon premier rôle de premier plan (j’avais eu des rôles d’importance par le passé, dont celui de Sesto mais cela faisait un moment déjà). Là, mon rôle était celui confié à la prima donna. Ce rôle était un immense travail de mémorisation, sur lequel j’ai travaillé dès le début de l’année. Je me disais qu’il y aurait peut-être des coupures pour me faciliter la tâche, mais nous parlons ici de Max Emanuel Cenčić offrant la redécouverte d’un opéra… donc il ne coupe (presque) rien ! Au lieu d’avoir 100 pages à apprendre, j’en avais 98 : magnifique [rires] ! Travailler un rôle, prendre un premier rôle ne me fait pas peur, s’adapter aux différents rôles, travailler de manière acharnée ne me fait pas peur. Mais j’avais une pression supplémentaire pour ce rôle d’importance, dans cette production dans ce lieu : il fallait que le résultat soit un succès (d’autant que je sortais durant ce Festival mon album, conçu sur tant d’années, travaillé sur tant de mois et dont la thématique résonne avec mon implication : avec le fait que le genre n’importe pas, c’est la voix qui compte). Il s’agissait pour moi de prouver sur scène que ma voix peut dépasser les genres, comme l’affirme mon album.
La première a été un immense succès (et un immense soulagement) et la réaction du public a été encore plus importante à la deuxième date. On pressent souvent si le spectacle sera un succès et on le ressent durant la représentation, mais là, c’était comme dans un stade de football, les gens criaient et frappaient des pieds sur le sol : je n’avais jamais vécu une telle réaction, j’en avais seulement vu dans des vidéos avec de grandes stars.
Après mon aria lente du deuxième acte (l’une des plus belles que j’ai chantées de ma vie), je sors de scène, j’entends le public applaudir, je pars en coulisse pour mon changement de costumes, mais le public continue à applaudir, je n’en revenais pas : et j’ai dû revenir en scène pour saluer ! C’était l’expérience la plus magique de ma vie.
Vous venez régulièrement aussi à Paris et Versailles, quels sont vos liens avec ces hauts-lieux musicaux de notre pays ?
J’adore être à Paris mais malheureusement je n’ai jamais eu l’occasion de rester à Paris plus de temps que le temps d’une production, de me relaxer dans la ville, de prendre le temps de découvrir encore davantage la ville.
Mais j’adore être à Paris et j’y ai des histoires très amusantes, car mon français est horrible. Il faudrait que je prenne quelques jours de vacances et je voudrais que ce soit à Paris.
J’étais à Paris en janvier et avant cela durant la période de mon anniversaire pour Roma travestita à Versailles. J’ai voulu profiter de la ville et il tombait des cordes, il faisait froid. Je suis tout de même allé à la Tour Eiffel et c’était mon cadeau à moi-même. D’autant qu’au moment où je suis arrivé, la tour s’est mise à briller. C’était tellement magique.
Photo de Une : Bruno de Sá © Erato – Warner Classics