COMPTE-RENDU – Née en Albanie en 1998 et arrivée en France à l’âge de 13 ans, la pianiste Marie-Ange Nguci se produisait le 23 mai dernier en récital à l’Auditorium de Radio France. Une belle occasion de constater le talent et l’évidence musicale d’une pianiste âgée seulement de 25 ans.
Une vie de pianiste
Pour citer Marie-Ange Nguci, « le répertoire pianistique est tellement immense qu’on n’a pas assez d’une vie pour en embrasser toute l’étendue ». Autrement dit, il y a mille manières de faire carrière en tant que pianiste concertiste. Si certains seront plus à l’aise dans l’interprétation de pièces pour piano de Robert Schumann, d’autres préféreront celles de Manuel de Falla. Certains égrèneront à merveille les sonates de Domenico Scarlatti pendant que d’autres sublimeront les lignes contrapuntiques de Jean-Sébastien Bach. Certains seront plus Chopin quand d’autres seront plus Liszt. Certains tourneront à vie avec les concertos pour piano de Tchaïkovski et de Rachmaninov quand d’autres iront explorer la musique répétitive de Phil Glas. De quoi nourrir toute une vie d’artiste, donc.
Le grand répertoire pianistique
Parmi cette multitude de pianistes concertistes figure une jeune femme, Marie-Ange Nguci, formée au CNSM de Paris, dans la classe du regretté Nicholas Angelich, ainsi qu’à Vienne et à la City University de New-York. Son répertoire ? Pour faire simple, disons qu’elle peut tout jouer. À l’instar d’un Alexandre Kantorow ou d’une Khatia Buniatishvili, elle est faite pour le grand répertoire pianistique, virtuose et athlétique, composé des grandes transcriptions de Franz Liszt, des concertos de Camille Saint-Saëns ou de toute l’œuvre de Rachmaninov. Ses moyens techniques sont sans limite et son intention musicale, doublée d’une intelligence de la partition, vient servir avec talent le répertoire qu’elle interprète.
Pour son récital à Radio France, elle a choisi de mettre en valeur ce qu’on peut appeler le répertoire russe, avec la 5e sonate d’Alexander Scriabine, les Variations sur un thème de Chopin de Sergeï Rachmaninov, trois études pour piano de György Ligeti et la 6e sonate de Serge Prokoviev. Un programme « costaud », constitué d’œuvres rarement données en concert, hormis les Variations sur un thème de Chopin, de Rachmaninov, soit parce que difficiles à interpréter soit parce que âpres à l’écoute.
Posé tout seul, comme ça
Imaginez un piano de concert, seul sur la scène de l’Auditorium de Radio France, là même où se déploient habituellement les grandes phalanges orchestrales de la maison (Orchestre National de France et Orchestre Philharmonique de Radio France). Évidemment, il semble un peu perdu, ce piano, posé tout seul comme ça, sans même un renfort de lumières qui viendrait adoucir les contours de sa solitude. Arrive alors une jeune femme, menue, à la belle chevelure brune tombant en cascades sur ses épaules, vêtue d’un tailleur-pantalon en velours, d’un bleu intense, sobre et élégant. Sans gestes superflus mais avec grâce, elle salue le public, s’assoie simplement et attaque la 5e sonate de Scriabine. Un son plein et maîtrisé emplit l’Auditorium, le transformant en chapelle dédiée à l’écoute musicale.
Par sa parfaite maîtrise de l’articulation, des nuances et du toucher, Marie-Ange Nguci nous restitue avec justesse les élans émotionnels et passionnés, les aspects brumeux et oniriques de cette sonate en un seul mouvement, composée en 1908, au même moment que le Poème de l’extase. Puis viennent les Variations sur un thème de Chopin, de Rachmaninov, composées en 1902. Le thème de Chopin en question est le début de son prélude en do dièse mineur opus 28, constitué d’accords lents, dans la nuance piano et suivant un rythme de marche funèbre :
Des doigts de fer et de velours
L’occasion pour Rachmaninov de déployer tout son génie improvisatoire et varié, du plus intime au plus grandiose, toujours servi par les doigts à la fois de fer et de velours de la pianiste Marie-Ange Nguci.
En deuxième partie de programme, on retrouve une alternance pièce courte/pièce longue, avec trois études de Ligeti qui précèdent la 6e sonate de Prokoviev. Composées en 1985 et 1993, les études Automne à Varsovie, Cordes à vide et l’Escalier du diable, du compositeur hongrois naturalisé autrichien Györgi Ligeti, sont virtuoses dans absolument tous leurs aspects : utilisation complète de toute l’étendue du piano, de l’archi-grave à l’extrême aigu, travail du médium et du spectre harmonique, requérant un usage surhumain des pouces, infinies variétés d’intensité, polyrythmie, vélocité hors du commun, brusques contrastes… tout ceci dans une atmosphère séduisante et sensuelle. Rarement données en concert, et on comprend pourquoi, il faut un interprète de la carrure de Marie-Ange Nguci pour relever le défi.
Большое спасибо (merci beaucoup)
Enfin, en bloc conclusif de ce récital magistral, la 6e sonate de Prokoviev, composée en 1939/40, témoigne de la tension et de l’inquiétude qui régnaient en URSS à ce moment-là. Percussive, martelée, sarcastique, on y perçoit le second degré, un peu amer, d’un compositeur habitué à composer avec un régime anti-démocratique. La brillance de cette sonate tient dans sa capacité à concilier écriture formelle du genre (4 mouvements, clarté dans le déroulé compositionnel), parfait usage de l’outil pianistique et esthétique propre au 20e siècle, telle qu’initiée par l’aspect percussif du Sacre du printemps de Stravinsky. Là encore, l’intensité de la pensée musicale de Marie-Ange Nguci, doublée de la profusion de ses moyens techniques et sensibles font merveille, pour restituer au public les presque trente minutes de ce monument musical.
Un récital exigeant, donc, tant pour l’interprète que pour le public, pour un concert magistral, sans fioritures, fait uniquement de talent à l’état pur.
Pour réécouter ce concert :
https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/le-concert-du-soir/recital-russe-de-marie-ange-nguci-en-direct-de-l-auditorium-de-la-maison-de-la-radio-2216061