DANSE – My body my archive est une danse incantatoire sur une apocalypse musicale se révélant être une introspection personnelle pour Faustin Linyekula sur les grandes oubliées de son histoire familiale : les femmes. Une pièce qui nous interroge sur notre corps comme archive personnelle, donnée au Théâtre National de Chaillot.
Faustin Linyekula : késako ?
Connu sur la scène contemporaine comme danseur et chorégraphe congolais, Faustin Linyekula aime dire qu’il est surtout raconteur d’histoires. Il raconte l’Histoire du Congo mais aussi son histoire personnelle à travers des mots, des passages vidéo mais surtout à travers la danse. Après une longue absence hors de son pays, il revient en 2001 au Congo et fonde les Studios Kabako, d’abord comme un espace pour le théâtre et la danse, puis six ans plus tard il étend à la musique et au cinéma. Ces studios sont depuis un refuge pour les jeunes artistes congolais et africains, offrant un accompagnement à long terme, de la formation à la production et diffusion avec un objectif : « s’affranchir du regard colonial pour façonner nos vies à notre manière est le premier pas vers un avenir dont nos enfants pourront être fiers. Et pour cela, aucune énergie créatrice ne doit être laissée de côté, quelle que soit sa forme artistique. »
Avec sa compagnie, il a déjà créé plus de quinze pièces, dont une production pour la Comédie Française ou des performances en collaboration avec des musées comme le MOMA, le MUCEM ou encore le Tate Modern. Il a reçu de nombreux prix comme le Principal Award 2007 du Fonds Prince Claus pour la culture et le développement, le Curry-Stone Design Prize 2014 et le Tällberg / Eliasson Global Leadership Prize 2019.
Il revient aujourd’hui sur la scène du Théâtre National de Chaillot pour présenter un spectacle très personnel « My body My Archive » où il va explorer son corps comme un lieu d’archives de son histoire personnelle et de l’histoire de son pays. Cette création avait été à l’origine commandée par la Tate Modern en 2020 dans le cadre d’une présentation générale sur le lien entre le corps des artistes et leur histoire. Mais à cause du COVID-19, la représentation a été annulée, et ainsi été présentée pour la première fois au Théâtre National de la Danse de Chaillot en 2021.
My Body My Archive : hommage aux femmes de l’ombre
Le spectacle commence. Faustin Linyekula, fait des pas délicats tel un félin sur le sol recouvert de cette terre rouge du Congo. Un trompettiste l’accompagne, c’est l’américain Heru Shabaka-Ra. Ils seront deux sur scène ce soir. Enfin pas tout à fait, car derrière eux sur un écran de cinéma, un sculpteur nommé Gbaga navigue dans sa barque sur un fleuve laiteux. Ce n’est pas n’importe quel sculpteur : c’est le plus réputé en terres Lengola. Aujourd’hui il est surnommé « Prince » pour prince des sculpteurs. Son rôle est de redonner vie aux personnes disparues en les sculptant. Le film se termine, et Faustin commence à raconter l’histoire de son pays en jetant un par un des feuillets sur le sol, chacun correspondant à une figure historique marquante du Congo : Patrice Lumumba (Premier ministre de la République démocratique du Congo), Mobutu Sese Seko (dictateur zaïrois, ayant gouverné la république démocratique du Congo de 1965 à 1997) ou encore Léopold II (roi des Belges qui établit le système colonial) pour n’en citer que quelques-uns.
Mais face à ce récit terrible, il y a aussi son histoire à lui : l’histoire de la famille de Faustin. Il décide de l’aborder via le biais non pas des hommes, mais des femmes de sa famille. Il va alors poser délicatement au sol en rangée huit statuettes de femmes disparues du clan maternel, toutes sculptées par Gbaga. Puis il s’interroge via une voix enregistrée comme sortie d’outre-tombe : « Qu’avons-nous fait de nos mères, de nos sœurs, où sont nos femmes ? Pourquoi ne se souvient-on pas d’elles ? » En effet il constate que les femmes sont totalement absentes des récits où seuls émergent les noms des hommes des clans qui accaparent littéralement l’histoire. Il va alors les convoquer pour écouter leur vie. Il danse pour elles, et avec elles.
À réveiller les morts…
Un cercle est ensuite tracé sur le sol rougeâtre avec des grains de café qui fait surement écho aux plantations coloniales, Faustin dessine sur son torse des points blancs, enfile une robe et commence à danser pour convoquer l’esprit de ses aïeules. Il se retrouve au cœur d’une tempête rouge, la musique monte en intensité et devient à la limite du supportable, on est pris dans le tourbillon d’une apocalypse musicale et on plaque nos mains sur nos oreilles. Et Faustin danse avec une fureur de vivre. Rien ne l’arrête, il devient indifférent à tout. Il danse pour elles : ces femmes oubliées, ses ancêtres éjectées des récits familiaux. Il se donne à corps perdu pour elles pour les faire revivre comme un acte d’introspection thérapeutique. En effet, il ne cesse de s’interroger sur « Quels bouts de mon corps ai-je engagés dans chacune de ces pièces ? Surtout quelles traces restent-ils de ces pièces dans mon corps et dans mes gestes d’aujourd’hui ? ».
Corps généalogique
Difficile de décrire notre sentiment en sortant de cette pièce. Nous avons vécu un moment intense et trouble. Le spectacle permet de nous poser énormément de questions, même si certaines références nous échappent totalement par notre ignorance de certains rites congolais. La question posée par cette création est quant à elle universelle et se rapproche dans notre société occidentale, d’une constellation familiale qui part du postulat que nos névroses et nos difficultés prennent racine dans notre généalogie. Elle nous interroge aussi sur le fait que notre corps est une archive personnelle, qui emmagasine les potentiels éléments traumatiques de nos ancêtres. Et que leurs conflits non réglés peuvent encore nous hanter de façon inconsciente et avoir des répercussions sur notre corps. Bref vous l’avez compris, nous avons assisté ce soir à une danse troublante qui ne peut laisser personne indifférent.