CONCERT – À Bordeaux, le millésime 2023 du récital d’András Schiff aura fait reposer pendant deux ans le précieux breuvage de son récital 2021, sous forme d’une carte blanche : promesse d’un bouquet savant, réunissant les grands classiques de l’écriture pour piano.
András Schiff, MC au micro
Si Montaigne se méfiait de l’esprit oisif, inventif et déréglé selon lui, il aurait salué l’esprit de ce grand maître du piano qu’est Sir András Schiff, dont le programme composé relève d’une philosophie de vie, dans le sillage de l’Humanisme et des Lumières, leur confiance en la vie de l’esprit. Ainsi, le pianiste, qui salue méthodiquement les quatre points cardinaux de l’Auditorium de Bordeaux, se met au piano comme il met son art au travail, à la recherche de l’origine du son pianistique et ses effets sur la conscience de l’auditeur. Car la musique, selon lui, provient du silence, si l’on se souvient de son livre (Music Comes from Silence, W&N 2017).
La carte blanche laissée au maître l’oblige, de bonne grâce, à présenter, par petites touches, et dans un français délicieux, les œuvres assemblées par ses soins, de Bach à Mendelssohn, en passant par les grandes figures du classicisme viennois : Haydn, Mozart et Beethoven. Chacune se voit classée selon son génie propre, exemplifié par des « compositions » dévoilées dans le temps réel du concert. Le pianiste associe la parole au geste pour mettre carte blanche sur table d’harmonie, donner des clés d’écoute au public et lever quelques voiles sur les mystères de l’ouïe. Le micro est ainsi l’instrument-clé de la soirée.
Le tout premier prélude et fugue du Clavier bien tempéré de Bach ouvre le récital, comme il ouvre chaque jour le temps consacré par Schiff à son piano. C’est alors qu’il présente au public son Bossendörfer, instrument viennois pour jouer de la musique viennoise. Il souligne la filiation entre Bach et Mozart, en enchaînant la petite gigue géniale du second, après la suite française n°5 du premier ! Les liens se tissent plus étroitement encore avec le ricercare à trois voix de l’Offrande musicale de Bach et la Fantaisie en do mineur de Mozart, après examen sur pièce des deux thèmes respectifs : non pas imitation mais inspiration ! Place est alors faite à un autre compagnonnage, celui de Mozart et de Haydn. Quoi de mieux pour le montrer que la forme thème et variations, dont celles en fa mineur, profondes et tragiques, sont pudiquement qualifiées par Haydn de petit divertissement.
Toccare et sonnare : touché-fugué !
Après l’entracte, Schiff annonce, selon son discours de la méthode, trois compositions écrites dans la tonalité sérieuse de ré mineur : Bach encore, avec la Fantaisie et fugue chromatique, cathédrale gothique, les Variations sérieuses d’un Mendelssohn à qui l’on doit le retour en grâce de Bach, inspirées de sa Chaconne pour violon seul, enfin la sonate dite La tempête de Beethoven, pensée, avec son usage génial de la pédale, d’après l’œuvre éponyme de Shakespeare. Chaque mouvement commence et finit dans la nuance pianissimo ajoute-t-il encore, mettant l’accent sur l’entrée et la sortie de la musique depuis le silence.
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En chronologie vient tout d’abord Bach, que Schiff, reprenant le geste refondateur de Mendelssohn vient apurer, les notes se courant les unes derrière les autres dans les formes prélude et fantaisie, jouées avec une simplicité digitalement très active, ferme et sonore. Quelques ornements coulent de source, et Dans les pièces fuguées, une note pousse l’autre, comme pour donner plus d’assise au contrepoint. Les mains, dans les pièces chorégraphiques, semblent jouer ping-pong, le jeu se faisant rapide, aérien, motorisé par le rythme récurent de telle ou telle danse, tandis que les retours ornementés sont d’une inventivité contenue. Dans toutes, le premier temps n’est jamais appuyé, comme pour combattre l’inertie et la pesanteur, leçon que retiendra Mozart. Une utilisation parcimonieuse de la pédale, depuis une pointe de pied rapide, rend sensible la vocalité essentielle de cette musique.
Chez Mozart, elle culmine, dans des pièces dont l’univers référent est l’opéra, avec son plateau vocal et sa fosse d’orchestre. Même les accords battus suivent une ligne expressive, disparaissant après leur accentuation initiale. Le Bossendörfer vient faire sonner à l’oreille un timbre un rien métallique, pareil à celui des pizzicati d’un quatuor à corde. Chez Beethoven, Schiff s’emploie à montrer ce que l’entrée de la musique instrumentale dans le champ du signe (chant du cygne du style classique) fait à la forme sonate, le thème devenant une cellule rythmique, pulsation cardiaque répétée jusqu’à l’obsession.
La boucle est ainsi bouclée avec le bis offert par le pianiste, une mélodie hongroise de Schubert, dont les divines longueurs – les répétitions – font battre le cœur et les mains du public, aussi instruit qu’ému.