CONCERT – Yuja Wang a trouvé à qui parler ! Récemment nommée « Artistic Partner » du Mahler Chamber Orchestra, la grande dame de 36 ans s’est associée pour la première fois de sa courte et déjà stratosphérique carrière à un ensemble. Une nouvelle équipée qui passait par la Philharmonie de Paris ce samedi 20 janvier, avec la Rhapsody in blue version jazz band en figure de proue.
Yuja Wang a conquis le monde. De ses doigts magiques, de son corps robuste et de son oeil acéré sont partis des légions de concerts qui font mouche à tous les coups. Invitée dans les show-case privés ou dans les grand messes symphoniques, de New York à Shanghai, la nouvelle impératrice du piano ne laisse aucune salle indemne. Aucune terra incognita pour cette rock-star dévoreuse de musique.
Une larme dans chaque port
Seulement voilà : à chaque fois qu’elle met les pieds quelque part, c’est pour 24 heures. 48 au max. Un tour à l’hôtel, une répétition, le concert et pan ! On repart vers le terminal le plus proche, direction demain pour un autre programme, un autre concert, une autre fulgurance. Métro-boulot-dodo, au grand galop. Ajoutez à ça la solitude de la golden girl en haut de son Everest de musique, le jet-lag permanent et vous obtenez la quintessence de la fast-life d’une exploratrice en mal d’équipage.
C’est là qu’intervient le Mahler Chamber Orchestra. Formation à géométrie variable, loin des schémas habituels des orchestres constitués, le MCO a dans son ADN tout ce qui pouvait convenir à Yuja. C’est une équipe de corsaires de la musique, capables de s’embraquer dans toutes les traversées pourvu que les vents soient favorables, et désireux de louer leurs services au plus offrant. Avec Yuja Wang en nouvelle « artistic partner », ils sont servis…
Experts ès-kiff
Dans son curieux alliage, le programme de leur première tournée en équipage (le Rhapsody in Brass Tour) qui passait par Paris le 20 janvier a une cohérence : les vents sont à l’honneur, et pas que pour souffler dans les voiles d’un esquif qui fait le tour d’Europe ! Omniprésents pendant les deux heures de concert, les timbres perçants des trompettes, clarinettes, piccolos et autres sax ténor s’en donnent à coeur joie pour remplir la salle. Ça joue bien, ça joue fort ! Peut-être un poil trop pour l’acoustique de la salle Pierre Boulez et les fans de Yuja qui voulaient en avoir pour leur argent en assistant à un show de leur idole, accompagné dans un fauteuil par une troupe sage et dévouée. Qu’on se le dise : ce concert n’est pas une transat en solitaire !
Parce que Yuja a trouvé un ensemble à diriger, une équipe à mener, elle leur fait de la place. Quand, dans le Concerto pour piano et instruments à vent de Stravinsky, le premier mouvement fait entendre une fanfare, elle rentre dans le rang. Le piano participe au son, mais jamais ne détonne. Quand, dans le Capriccio de Janacek (écrit pour la main gauche), la flûte a un solo perché tout là-haut, tout l’équipage se tait pour laisser parler la vigie. Alors oui, par moments il faut surpasser l’orchestre. Pas de problème : forte de sa technique et de son savoir-faire de guerrière héroïne, elle claque la nuance d’un Qi surpuissant, sans qu’à aucun moment les muscles révélés par sa tenue échancrée ne se tétanisent.
Yuja à la barre
Et à chaque fois que la musique laisse le moindre espace, à chaque fois qu’une vague est bonne à prendre, Yuja sort les coudes. Dans les pianissimo, le son magique savamment distribué est à pleurer d’élégance. Sa cadence centrale dans la Rhapsody in blue version jazz band mériterait d’être écoutée mille fois, pour y saisir les petits rien qui font tout : les appoggiatures fines, les sentiers rythmiques tellement inventifs qu’ils sèment le percussionniste, les choix forts de prendre un courant inexploré plutôt qu’un autre. Pour savoir pourquoi cette interprétation résiste à l’académisme plan plan d’un siècle de Gershwin, il faudrait l’écouter en boucle. Comme dans les Goldberg de Glenn Gould, on trouverait à chaque écoute quelque chose d’inouï.
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Ce qui distingue Yuja Wang de beaucoup de ses collègues, c’est qu’elle n’a rien à vendre. Elle n’a pas besoin de suppléer un manque de vérité musicale par une expressivité surjouée. Pas de mimiques, pas de pathos. La simple sérénité d’une femme qui va là où elle sait, et sait là où elle va. Et quand les accords finaux d’une cadence enlevée arrivent, ses longs bras partent d’un côté. Le piano, joyeux, part de l’autre. Sans cérémonie superflue, sans cortège, sans adieux, Yuja et sa bande de mercenaires mettent les voiles. On sort de là heureux que notre impératrice ait trouvé un équipage pour ses futures campagnes. Une chose est sûre : on se laissera conquérir dès la prochaine…
再见, Yuja !