OPERA – La Philharmonie de Paris présentait le 28 janvier un opéra « contemporain » de l’outsider allemand Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) par l’orchestre Gürzenich de Cologne sous la direction de François-Xavier Roth. Ce paroxysme de la violence était porté à la scène par le sulfureux Espagnol Calixto Bieito.
Garde à vous ! Attention : chef-d’œuvre
Avant toute chose, disons que cet opéra composé à partir de 1957 et créé à Cologne en 1965 n’a pas pour intention de vous remonter le moral : musique tendue, percussions omniprésentes, écarts de registre constants dans l’écriture vocale et orchestrale, séries de douze sons à la Schoenberg, influences de Berg (Wozzeck, Lulu), collages de musique populaire, de musique électronique vintage et de free jazz, recours au Sprechgesang, une forme de chanté-parler expérimenté par Schoenberg dans Pierrot Lunaire — sans oublier la proximité avec la jeune avant-garde des Boulez et Stockhausen, que Zimmermann connaissait bien, mais dont il a su aussi s’éloigner. On pensait dans l’après-guerre que, genre par trop traditionnel, l’opéra signerait bientôt son arrêt de mort. Si Poulenc et Britten innovèrent finalement assez peu dans ce cadre, Zimmermann y parvint, sans pour autant « faire sauter les maisons d’opéra » (Boulez, 1967).
Soldats, de tous temps
Répartie en quatre actes et quinze tableaux, l’intrigue empruntée à la pièce éponyme de Jakob Michael Reinhold Lenz (1751-1792), un représentant du mouvement Sturm und Drang (« tempête et assaut »), est à l’avenant : à Lille et Armentières à la fin du XVIIIe siècle, Marie, fille du commerçant Wesener, est éprise du drapier Stolzius. Le noble Desportes lui fait la cour de façon pressante et l’invite au théâtre (activité dont la prétendue immoralité fait jaser les soldats). Courtisée par d’autres nobles et officiers, qualifiée de « putain à soldats » par la mère de Stolzius, victime d’un viol, Marie fâche sérieusement Stolzius : celui-ci empoisonne Desportes, puis se suicide. La fille croise le père, qui ne la reconnaît pas, puis un Aumônier récite un Notre Père. Pour finir, Zimmermann ajoute au drame les symboles des traumatismes laissés par la guerre au XXe siècle que sont le champignon atomique et les camps de la mort. Pas fait pour vous remonter le moral, disions-nous…
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Vie, violence
Entre la compagnie des soldats, la scène au café et la structure dramatique par fragments sans unité de temps et de lieu, les rapprochements avec Wozzeck sont nombreux. Georg Büchner (1813-1837), auteur du Woyzeck qui a inspiré Berg, présente lui-même de nombreux points communs avec son aîné Lenz, auquel il a consacré une nouvelle en lien avec le thème de la folie entrée dans les annales de la littérature allemande. Au-delà de la « mise en espace » annoncée par le programme, le souvenir de la distanciation brechtienne opère grâce aux jeux de lumière et à l’alignement des protagonistes (le fameux « quatrième mur ») à la manière d’un tribunal, accusant tout à la fois la débauche des mœurs et la violence des tensions sociales.
Soldats d’aplomb
La haute technicité de l’orchestre, au grand complet, et de son directeur musical se distingue notamment par l’extraordinaire précision rythmique et la brillante restitution de la palette sonore. Dans la distribution vocale, où les « petits » rôles abondent, les performances vocales impressionnent, celles en particulier d’Emily Hindrichs (Marie, soprano), Judith Thielsen (Charlotte, mezzo-soprano), Nikolay Borchev (Stolzius, baryton), Martin Koch (Desportes, ténor), sans oublier les magnifiques altos Kismara Pezzati et Alexandra Ionis (mères de Wesener et Stolzius). Le public, tout aussi « givré » que le spectacle a su porter à ces deux heures de musique d’une tension extrême une attention hors du commun, lui réservant des ovations prolongées.