COMPTE-RENDU DE CONCERT – “André Rieu” est devenu une marque. Celle d’une entreprise de divertissement rodée pour impressionner, faire rire, taper dans les mains au rythme de la valse, et faire pleurer. Une mécanique impressionnante d’une redoutable efficacité, aussi divertissante qu’assourdissante :
Kitsch sauce kirsch
Dès l’entrée dans la salle de l’Accor Arena (anciennement Palais Omnisport de Paris Bercy), l’image est saisissante (le son aussi !). On se croirait dans le remake d’un téléfilm autrichien où Heidi serait invitée à une soirée costumée sur le thème de Sissi l’impératrice. Les musiciennes forment une ligne de robes aux couleurs pastel et les musiciens sont en costumes de bal, toutes et tous bien alignés sur cette scène bordée de fleurs (le tout devant un écran vidéo qui diffusera toute la soirée des paysages cartes-postales tandis que deux écrans latéraux permettent de voir de plus près). Le public a les yeux qui brillent et bientôt les oreilles qui bourdonnent, se laissant pleinement emporter dans tout ce qu’il est venu chercher : la Nostalgie.
Voulez-vous danser grand-mère ? Voulez-vous valser grand-père ?
Si André Rieu est devenu une entreprise culturelle à lui seul, une marque mondiale voyageant de ville en ville, c’est parce qu’il offre un produit, le plus précieux qui soit certainement : la nostalgie d’une époque passée. Il est même devenu une poupée gigogne (quoiqu’originaire de Maastricht) ou un caramel au cœur fondant : il offre les souvenirs dans leur enrobage de souvenirs. André Rieu a en effet bâti son succès (et l’Empire multimillionnaire de sa Holding culturelle) sur la nostalgie du temps de la valse,… mais puisqu’il le fait depuis quatre décennies, il est lui-même devenu un objet de nostalgie ! Parlez au public : remonteront les souvenirs émus d’André Rieu qu’ils regardaient à la télévision avec leur grand-mère qui aimait tant les valses de Vienne… André Rieu est ainsi une madeleine généalogique à lui seul. Il est la Valse et tout ce qu’elle charrie de rêves.
Des-illusions
La magie d’un rêve consiste à nous emporter dans un monde féerique (qui est aussi parfois celui de l’art). Et à ce titre, la marque de fabrique d’André Rieu c’est d’en avoir trouvé la recette instantanée et diablement efficace. Les morceaux sont choisis et interprétés sans vergogne pour envoyer de purs stimuli de joie débordante faisant taper des mains en rythme, ou en étirant des sanglots longs de violons touchant directement le canal lacrymal. Mais le rêve ne doit pas faire oublier qu’il n’est qu’une illusion. Or ici, l’illusion est épaisse quant au résultat musical, et quant au niveau de ses artistes invités qu’il présente comme des références mondiales habituées de grandes scènes. Ce n’est pas le cas, pourtant les spectateurs (à en croire leurs témoignages) y croient. Et quand bien même, ce grand show pousse à une surenchère détruisant leurs qualités artistiques : il faut jouer toujours plus vite, plus droit, plus fort ! Les musiciens de l’orchestre doivent se donner en spectacle par des coups d’archets et de timbales aussi géométriques (pour le visuel) qu’anti-musicaux.
Trop fort !
Le résultat sonore ne valorise pas à sa juste valeur le patrimoine, l’héritage, l’univers de la valse, véritable art de vivre et forme musicale d’une étourdissante richesse derrière l’évidence de ses trois temps. La musique devenant un show, elle accélère, elle ralentit, elle frappe de grands coups pour étonner et impressionner, déformant les instrumentations et détruisant les équilibres sonores. En effet, l’orchestre étant dans un format symphonique minuscule (pour ce lieu et pour assurer la grande rentabilité de l’opération), l’amplification sonore est poussée au-delà de toute mesure. Les graves ne servent plus qu’à faire vibrer les sièges et les aigus cherchent visiblement à percer les flûtes de champagne et les bouteilles d’eau vendues dans la salle. Toute musique poussée à ce volume n’est plus que souffrance pour l’ouïe fine d’un public finalement assez familial (dans l’esprit et un peu dans la composition).
It’s a Small Small World
Le public plonge de bon cœur dans cette cataracte sonore, s’enivre de décibels, frappe des mains, se lève pour danser sur son siège ou même dans les travées du parterre de Bercy (habituellement une fosse de tout autres musiques). Car là encore tout est pensé : 100 couples de danseurs (dont certaines et certains en fauteuils roulants) valsent en lignes au parterre de l’arène et invitent des spectateurs à les rejoindre. Les robes or et argent des femmes sont une référence à la Valse du même nom de Franz Lehar, dans un programme où l’on retrouve bien entendu aussi la couleur bleue du Beau Danube, mais bien d’autres nuances encore, dans un tour du monde des traditions musicales. L’occasion de vibrer aux rythmes du Sirtaki avec Zorba le Grec, de défiler dans l’arène d’une corrida, de s’étranger des trois ténors « platine » (c’est ainsi qu’André Rieu les surnomme), d’inviter une chanteuse russo-ukrainienne pour dire que l’amour nous réunit par-delà les frontières (le tout avec des figures d’enfants de toutes les couleurs qui se tiennent la main autour d’un globe terrestre : digne d’une attraction Disney).
Autant souffler dans un violon
“André Rieu” est un spectacle complet : il anime lui-même toute la soirée avec un humour pincé et très travaillé, comme son accent en français, le tout rajoutant aux délices du public (qu’il sait aussi taquiner, y compris même sur son âge, d’un air de complicité narquoise avant de repartir de plus belle à enfiler les perles rhétoriques sur le pouvoir magique et enchanté de la musique). Mais finalement, il joue à peine durant ce spectacle : son violon n’est plus un instrument de musique, mais un accessoire qu’il garde constamment dans une main tout en dirigeant (d’une posture raidie et d’une battue mécanique d’à-coups) tout au long de la soirée. Et les quelques fois où il se met à jouer, abrégeant les traits d’archet, la sonorisation pourtant si généreuse veille visiblement à ne pas le rendre audible…
Pire que tout ou Mieux que rien ?
La soirée offre ainsi trois heures de spectacle (en comptant un entracte de vingt minutes) : de quoi rassasier, ravir et enchanter ses spectateurs. Ce plaisir contagieux n’occulte pas la question essentielle, quasi-philosophique et de politique culturelle : André Rieu (la marque et le show bien entendu, pas l’homme) est-il bon pour la culture ?
Risque-t-il de laisser accroire que la musique classique c’est cela…? Ou bien pourrait-il être une « gateway drogue », faisant découvrir l’univers de la musique classique à des foules entières, rendant accro par la valse aux œuvres symphoniques…? Est-ce que ceux qui achètent un disque d’André Rieu achèteront aussi un disque d’un grand violoniste ? Est-ce que les publicités ciblées sur internet voyant qu’André Rieu les intéresse leur recommanderont d’autres artistes classiques ? Est-ce que les plateformes de streaming ajouteront de ce fait dans leurs suggestions personnalisées et lectures automatiques de grandes interprétations du répertoire ? Est-ce que les spectateurs de Bercy franchiront les portes des salles de concerts classiques (qui sont moins chers, d’ailleurs) ?
Nombre d’entre ceux auxquels nous avons parlé écoutent les valses depuis Vienne lors du Concert du Nouvel An (qui présente des musiciens parmi les meilleurs au monde). Ainsi, un couple de Pontault-Combault a découvert André Rieu au Théâtre de l’Empire (oui, nous aussi on regardait Jacques Martin et L’Ecole des fans !), est retourné voir ses concerts en direct au cinéma (ce soir, ils connaissaient par cœur les morceaux et même chaque blague de leur héros…) où ils ont pris un abonnement aux spectacles en direct : ils y verront bientôt une retransmission du one-man-show de Jérémy Ferrari puis… un opéra, un vrai.
Alors on leur dit merci d’abord pour leur bonheur devant André Rieu, et on les attend, et on leur souhaite la bienvenue…