COMPTE-RENDU – Les 7 et 8 mars 2024, la Philharmonie Luxembourg accueillait le London Symphony Orchestra et son chef Simon Rattle pour deux concerts d’exception aux programmes très différents. Le premier soir, place à la musique américaine avec Gershwin, Roy Harris et John Adams et, au piano, le soliste américain d’origine russe Kirill Gerstein.
Polies-glottes
L’introduction musicologique, en langue allemande (ici, on est a minima bilingue, sinon tri- ou quadrilingue), dans la salle de musique de chambre du magnifique bâtiment conçu par Christian de Portzamparc, annonce un programme de raretés. Qui a déjà entendu la Troisième Symphonie (1939) de Roy Harris (1898-1979) qualifiée par Serge Koussevitzky de « première grande symphonie d’un compositeur américain » ? En prime, vous pouviez entendre une œuvre orchestrale inédite de John Adams, Frenzy, présentée en création mondiale à Londres quelques jours plus tôt !
La conférence se concentre néanmoins sur George Gershwin, qui ouvre et clôt le concert, plus précisément sur le parcours du combattant qu’est la reconstitution d’une partition de référence du Concerto en fa de 1925 (on doit au musicologue américain Timothy Freeze l’édition à laquelle ont recours les musiciens de ce soir). Le compositeur de la Rhapsody in Blue (1924) et du poème symphonique An American in Paris (1928) est avant tout homme de théâtre : Let ‘Em Eat Cake (1933) [Qu’ils mangent de la brioche !, aurait traduit la reine de France Marie-Antoinette…] et Strike Up the Band [L’Orchestre en marche !] sont des musicals satiriques dans la continuité des opérettes d’Offenbach, prévient le musicologue Christoph Gaiser. Gershwin s’y moque de la politique américaine et des promesses délirantes de certains candidats aux élections présidentielles (du cake dans tous foyers américains du Pacifique à l’Atlantique !), de quoi ravir l’auditoire par un mélange de persiflage de la musique militaire, de marches et d’allusions jazzistiques, dans deux ouvertures, au tout début et à la toute fin du concert.
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My Gershwin is rich
Le Concerto en fa est interprété par un pianiste lui aussi polyglotte musicalement parlant : connu pour parler couramment avec les doigts les langues de Brahms, Tchaïkovski, Liszt ou encore Prokofiev, et pourtant très à son aise aussi dans ce répertoire. Kirill Gerstein se montre particulièrement fin et léger dans les passages virtuoses, se pliant à merveille aux inflexions jazzy et aux divers changements rythmiques. Son bis gershwinien (la mélodie « I Got Rhythm », devenue un standard de jazz, ici réarrangée par Earl Wild) en est l’illustration parfaite (Who could ask for anything more ?!).
La Troisième Symphonie de Roy Harris est, selon l’expression consacrée, de belle facture. Si la musique nord-américaine de tradition savante occidentale a produit des pages plus excitantes, on se réjouit d’une belle écriture des cordes et des bois, du côté hymnique, d’une écriture contrapuntique tout à fait satisfaisante, mais en France, à la même époque, nous avons Arthur Honegger. Gershwin, qui nous fait parfois penser à Ravel (le Concerto en sol est de 1931), ne nous fait en revanche aucunement regretter notre traversée de l’Atlantique !
Assimile
La pièce d’Adams, king of the kings of the American minimalism, est du point de vue du style une sorte de pont entre une esthétique ultracontemporaine et un certain style de l’entre-deux-guerres, avec ses doublures intrigantes entre cordes et bois, ses ponctuations des deux harpes et résonances du piano, ses déflagrations appuyées par les percussions : le titre (Frenzy) indique la frénésie, mais aussi l’agitation, le désordre de l’esprit, l’empressement et la rage tout à la fois, à l’image du monde qui nous entoure. L’avant-garde de la fin du XXe siècle croise la posture d’hommage au classicisme qui caractérise si bien l’environnement culturel de Gershwin et Harris. Comme le dit Adams lui-même « malgré le titre, la pièce ne manque pas de moments de calme et de jovialité ».
Perdre ou Retrouver son latin ?
À l’issue de la soirée, deux défis d’ordre musicologiques s’offrent alors à nous : définir le style américain de tradition savante d’une part, le style musical de l’entre-deux-guerres d’autre part. Une dissertation d’agreg’ n’y suffirait pas. Vous aviez cependant une heure et demie, le temps à peu près imparti à ce « wonnerschéine Concert » (comme on dit ici à Luxembourg dans la langue locale pour parler du merveilleux), où excellaient le London Symphony Orchestra et son chef.
Et on ne va toujours pas tenir nos langues… on vous en dit plus très bientôt à ce propos dans l’article sur le concert du lendemain soir (Brahms, Chostakovitch, avec la violoniste Isabelle Faust) !