COMPTE-RENDU – La danse classique fait son grand retour à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, avec le ballet “Roméo et Juliette”, marquant un renouveau stylistique -par la tradition- sous le mandat (depuis 2021) du Directeur de la maison, Stefano Pace.
From Shakespeare to Russia, with (tough) love
Fasciné par l’épopée tragique de Shakespeare, Prokofiev aspire à transposer la narration britannique en ballet russe. La partition est composée en un temps record de seulement deux mois, mais les amours si fulgurantes sont bien souvent tragiques et les résurrections sont choses compliquées… Prokofiev se heurte à la réticence Soviétique envers la thématique : l’histoire tragique, dans la patrie de Dostoïevski, Tolstoï et Tchekhov, finit par passer. Ce drame d’aristo n’est en revanche pas du tout du goût du Parti. Ces deux amoureux transis finissent tout de même par se rebeller, alors le Niet devient Why Not…
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— Fyodor Dostoevsky | Novelist & Philosopher ✍️ (@Dostoevskyquot) January 13, 2024
C’est au final une autre complexité qui va poser les plus graves problèmes : la complexité rythmique de la partition (travaillée et retravaillée par Prokofiev) marquant un tournant stylistique mais aussi un défi pour les danseurs. Ils le trouvent trop dur à danser…
Grand Classique et Néo-Classique
Fort heureusement, ce n’est pas un souci pour les artistes ici réunis et a fortiori dans la poétique chorégraphie de John Cranko. Présentée pour la première fois à La Scala de Milan en 1958, puis aux Etats-unis en 1984 c’est à Liège que se poursuit ainsi cette chorégraphie, d’une manière toujours aussi poétique grâce à Jane Bourne (mouvements et mise en scène) et Filip Barankiewicz (réadaptation). La narration des corps dansés s’auto-suffit, nourrie par l’énergie musicale. Qualifiés de néo-classique, les mouvements principaux appellent à la tradition du ballet, avec un « je ne sais quoi » de plus libre et contemporain. Entre le mime et l’expression libre des corps, l’histoire se tisse avec les corps pour trame. Les hommes tournent à n’en plus finir, les sauts et les batailles rejoignent parfois les attitudes plus douces, plus arquées et subtiles. Les corps féminins semblent ne pas « toucher le sol », le poids des danseuses, similaires à une gravité lunaire.
Les costumes contribuent aussi pleinement à ce retour et à cette résurrection avec le cachet local, qui est celui de l’Opéra de Liège. Jürgen Rose (collaborateur historique de John Cranko) mêle la fantaisie à l’acuité historique, replaçant l’action aux temps Shakespearien, les bijoux et drapés rappelant la cour britannique d’inspiration Henry VIII avec une touche italienne, certainement plus gothico-romantique.
Les décors (également signés par Jürgen Rose) sont peints à la main, rappelant le patrimoine classique du ballet. La scène, très picturale, offre une profondeur de perspective à mi-chemin entre conte régressif et reconstitution historique. Offrant des jeux de lumières et de transparence, la scène se trouve décuplée dans ses effets.
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Atterrissage en douceur
L’Angleterre Shakespearienne, version Russe de Prokofiev atterrit ainsi gracieusement. Le drame amoureux est porté par le ballet de l’Opéra National de Prague pour un retour du genre des plus satisfaisants. Présenté en double casting, le duo mythique est incarné en ce soir de première par Alina Nanu (Juliette) et Paul Irmatov (Roméo), duo solide qui avait incarné l’année dernière La Sylphide par Filippo Taglioni avec le Ballet National du Capitole (Toulouse).
Juliette, empreinte de délicatesse et légèreté découvre le poids de l’amour jusqu’à son terrassement. En opposition totale, la danse s’exprime et se déconstruit, plus contemporaine, torturée et pourtant élévatoire. Roméo est également présenté avec un charme certain, élégant, légèrement en retrait. Si la psychologie de Juliette est au cœur de l’opus, Roméo l’accompagne dans le tragique, plus distant.
Romina Contreras incarne la mère de Juliette avec une noblesse et une prestance certaine. Le port haut et royal de Lady Capulet lui confère un statut d’icône rappelant les danseuses géorgiennes Samaia. Plus en retrait, Fraser Roach affirme d’autorité maîtresse la tenue presque impersonnelle du Lord Capulet. Très présente sur scène, la nourrice protectrice de Juliette est figurée par Michaela Černá, la danse prenant un geste plus naturel et maternel.
Plus sombre et moins présent, le couple des parents de Roméo est figuré par Oleg Ligaj et Monika Hejduková, autoritaire et volontairement plus impersonnels. Les gestes durs et retors des danseurs témoignent de l’autorité attendue.
Tudor Moldoveanu incarne le fougueux et sombre Tybalt. Nourris d’énergie et de colère, les déclarations de duel se font à coup de gant, le torse bombé et testostéroné. Face à lui, Matěj Šust, au service du rôle de Mercutio, s’attire la complicité du public. Ovationné aux adieux, le meilleur ami de Roméo est figuré par un corps énergique et versatile, ses danses comiques étant liées par une précision remarquable.
Le Ballet National Tchèque, riche d’une troupe diversifiée, peuple la scène avec une énergie redoutable. Les scènes de foule et de bataille apparaissent foisonnantes, rappelant les comédies musicales américaines. Les corps en brouhaha dessinent un peuple qui s’agite, ajoutant au réalisme de la mise en scène. Trois jeunes bohémiennes sensuelles, Aya Okumura, Kristýna Němečková et Natsuki Nishiyama ajoutent de grâce et de charme à la scène.
Accompagnant le Ballet tchèque, la Mosa Ballet School complète l’effet de foule en figuration (cette école, fondée par deux passionnés de danse, offre une formation de danseur aux jeunes âgés de 12 à 18 ans à Liège). L’ensemble complète en amplitude et précision le mouvement rythmique de la partition.
Portée par la direction musicale énergique de Václav Zahradník, la partition fait tonner les cuivres et les percussions d’un effroi métallique retentissant en fosse, rattrapé par des moments plus mélancoliques pour les instants de couple. Prokofiev surgit, revitalisé, offrant le moment musical très attendu qu’est La Danse des Chevaliers.