COMPTE-RENDU – Fondé en 1934, l’Orchestre National de France fête cette année ses quatre-vingt-dix ans. Sous la direction de Cristian Măcelaru, la phalange est rejointe par le Chœur de Radio France et quatre solistes, le jubilé commence alors avec La Damnation de Faust de Berlioz au Théâtre des Champs-Élysées :
Une Damnation pour les 90 ans, ça ne peut pas faire de mal
Le cadeau d’anniversaire reçu par l’Orchestre National de France (ONF) pour ses quatre-vingt-dix ans est un coffret cadeau pour un voyage en Damnation de Faust proposé par l’agence Berlioz… qui n’a pas lésiné sur les destinations : visite du Nord de l’Allemagne (cabinet de Faust), de Leipzig (la cave d’Auerbach), balade sur les rives de l’Elbe, séjour en Enfer où un escape game est prévu et, le clou du voyage, une immersion au Paradis.
Toutes ces destinations sont des coups de cœur de l’agence Berlioz, qui n’a cherché ni unité ni logique et qui, faisant fi des frontières entre les genres (opéra, symphonie, concerto, cantate), propose un voyage original sur le thème du mythe de Faust, en baptisant le tout » qu’il a baptisé « Légende dramatique ».
La première fois que Berlioz proposa ce séjour (à l’Opéra Comique de Paris en 1846), ce fut un fiasco dont il se remit difficilement: « Rien dans ma carrière d’artiste ne m’a plus profondément blessé que cette indifférence inattendue ». Ce soir, le voilà rassuré, le Théâtre des Champs-Élysées est comble des convives ayant acheté leur billet pour faire partie du voyage avec les artistes.
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Des invités pour un jeu de rôle
Chaque étape du voyage est l’occasion de rencontres, notamment avec des chanteurs engagés pour des jeux de rôle.
À la station contemplation de la nature, le ténor John Irvin interprète Faust dans une diction impeccable et une voix accrochée solidement aux résonateurs. Il déclare son amour sur des hauteurs atteintes aisément avec la douceur des registres mixtes et de tête qui comble l’auditoire. Cependant, il interprète la contemplation au premier degré, dans une immobilité surprenante, sans lire sa partition et dans un engagement si retenu qu’il est difficile de le croire quand il affirme « qu’il est doux de vivre ». Si ce statisme, accompagné d’une puissance réduite aux moments paroxystiques, entre en contradiction avec le personnage de grand tourmenté incontentable (il erre sans jamais trouver son idéal et quand il croit l’avoir trouvé, il s’en lasse rapidement), cela peut expliquer cependant, pourquoi Faust tombe sous l’emprise du diable, surtout quand celui-ci est interprété par la puissante basse Paul Gay.
Ce dernier a du pain sur la planche car il vient tout juste de quitter un autre enfer, celui de L’Ange exterminateur de Thomas Adès à l’Opéra Bastille (il figurait parmi les convives retenus prisonniers dans un salon pendant plusieurs jours sans manger ni boire). Difficile de résister à ce diable qui montre tant de qualités ! Vêtu d’un pantalon rouge flamboyant, il s’engage théâtralement à chacune de ses interventions, qu’il soit menaçant, enjôleur ou sarcastique. Il sait se faire comprendre dans une déclamation intelligible, roulant exagérément les R avec humour (« Allons voir roucouler nos tourtereaux ») ou rauquifiant sa voix pour davantage de maléfices. S’il parvient à entraîner Faust dans les entrailles de la terre, il laisse Marguerite accéder au paradis ayant certainement été touché par la musicalité de la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac.
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Dans la chanson du roi de Thulé, elle apparaît comme une véritable conteuse, vivant chaque intention dans un legato soutenu. L’auditoire est suspendu à ses lèvres et se délecte de la douceur de la fin du récit. Elle demeure ardente à l’instar de son amour, vibrante de toute sa voix. Cependant, si le trop d’amour (« elle a trop aimé ») lui ouvre les portes du paradis, il en résulte également un « trop » d’énergie pour les aigus s’accompagnant également d’un « trop » grand vibrato.
La basse Frédéric Caton, engagé pour mettre un peu d’animation, interprète à cet effet « la chanson du rat ». S’appuyant sur le texte, il prodigue une joyeuse énergie à projeter sa voix qui semble bien résister aux effets des boissons partagées dans les caves d’Auerbach.
Partenaire particulier
Pour que cette fête d’anniversaire et que cette damnation soient réussies, l’ONF convie le Chœur de Radio France, son partenaire privilégié depuis de nombreuses années. L’œuvre choisie semble idéale pour faire découvrir les multiples possibilités de l’ensemble constitué de chanteurs professionnels. Le son voluptueux conquiert immédiatement le plaisanciers dans une vibration de toute beauté. La précision est de mise, que ce soit dans la danse ou la prière, dans les pages démoniaques ou paradisiaques. Claudine Margely (soprano soliste du Chœur de radio France) témoigne du niveau vocal de cet équipage en faisant entendre sa voix ronde dans les ultimes appels à Marguerite à venir rejoindre les anges.
Quatre-vingt-dix ans et toujours jeune !
Quatre-vingt-dix d’existence implique à un moment un rajeunissement des cadres et des changements de direction. Cristian Măcelaru, directeur musical depuis quatre ans, se félicite de la présence de jeunes musiciens au sein de l’orchestre. Il se déclare également émerveillé par la qualité individuelle des instrumentistes, comme en témoignent la sonorité chaleureuse de l’alto solo dans la chanson du roi de Thulé et l’envoutant cor anglais participant à l’émouvant « D’amour l’ardente flamme ».
Le chef impose sa marque toute empreinte des sonorités forgées au contact du répertoire français qu’il déclare également dans le programme (pour Jérémie Rousseau) être « à la fois une inscription dans un héritage et une carte de visite ». Aucun pompiérisme, même dans les pages exaltées de l’œuvre, et les phrasés s’affirment dans une élégance constante. Le jeu subtil sur les dynamiques appose à la fameuse Marche de Rakoczy un raffinement la rendant plus distinguée que militaire. La vivacité de la « course à l’abîme » n’est entravée par aucun appui et entraîne la phalange dans un tourbillon forcené.
Ivre de musique, l’auditoire acclame les musiciens. La fête est un triomphe pour un jubilé jubilatoire qui va se poursuivre à la Philharmonie et à l’Auditorium de Radio France. Cet anniversaire illustre au plus près les propos d’une autre gloire nationale, Jacques Higelin : « Avant cinquante ans, on est jeune et beau, après, on est beau ! »
« Champagne ! »
Image de Une : © Sorin Popa – Talaj