AccueilSpectaclesComptes-rendus de spectacles - LyriqueCréation française de L'Ange Exterminateur : trop de plumes pour voler

Création française de L’Ange Exterminateur : trop de plumes pour voler

COMPTE-RENDU – Ce 29 février 2024, le compositeur britannique Thomas Adès (né en 1971) dirigeait lui-même depuis la fosse de l’Opéra Bastille « The Exterminating Angel », son troisième opéra. Cette première française de l’ouvrage est confiée au metteur en scène espagnol Calixto Bieito, tout aussi admirateur de Buñuel que le co-librettiste de l’opéra et metteur en scène de la création mondiale : Tom Cairns.

Tohu-Bohu à Huis-Clos 

Cet opéra créé à Salzbourg en 2016 étant une adaptation lyrique du chef-d’œuvre cinématographique de Luis Buñuel, L’Ange exterminateur (1962), la dramaturgie s’inspire directement de l’univers surréaliste du réalisateur. Le plateau repose sur le huis clos de plusieurs jours d’un groupe de bourgeois retenus par une force mystérieuse dans un salon déserté par les domestiques. Dans cet enfermement, le vernis se craquèle, la violence éclate, l’érotisme aussi, le fantastique règne en maître. Le sacrifice de l’un des protagonistes sera évité, la foule qui se pressait à l’extérieur traversera le salon, on entonnera un Libera me, puis l’histoire reprendra au commencement. Bref, une intrigue circulaire qui n’a rien de conforme aux canons de la tragédie classique. Les personnages sont nombreux, hauts en couleur, le jeu sur les codes de l’opéra et les stéréotypes lyriques est bel et bien au rendez-vous et l’intrigue s’ouvre sur une belle mise en abyme : la cantatrice nommée « Leticia Meynar », ici interprète renommée de Lucia de Lammermoor, soprano colorature, maîtresse du suraigu (le tout confié dans cette distribution à Gloria Tronel) est le véritable pivot d’un tohu-bohu complexe où se croisent pas moins de vingt-deux rôles vocaux !

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22, vl’à l’exterminateur

La galerie de personnages est dominée tout d’abord par la pianiste Blanca Delgado (la mezzo Christine Rice au timbre mûr et envoûtant), Beatriz et son fiancé Eduardo (le couple soprano-ténor incarné par Amina Edris et Filipe Manu, très à leur aise dans le bel canto), la marquise Lucía de Nobile (la soprano Jacquelyn Stucker au registre électrisant), Leonora Palma (la contralto Hilary Summers met à contribution ses graves les plus chauds), le couple frère-sœur incestueux formé par Silvia et Francisco de Ávila (les sautillants et agiles soprano et contre-ténor Claudia Boyle et Anthony Roth Costanzo). N’oublions pas le charismatique marquis Edmundo de Nobile (Nicky Spence, ténor à la voix de stentor), le comte explorateur Raúl Yebenes (le ténor Frédéric Antoun), outre un docteur féru de psychanalyse (« le transfert ! »), la basse Clive Bayley, un chef d’orchestre, le baryton-basse Paul Gay, un vieil homme malade (le baryton-basse Philippe Sly), le maître d’hôtel (le baryton Thomas Faulkner), tous si bien incarnés dans la présente production — last but not least le rôle de baryton aigu endossé par le bodybuildé Jarrett Ott, vocalement souple et puissant à la fois, qu’on retrouvera en caleçon et chaussettes (succès assuré), sous les traits du Colonel Álvaro Gómez. Cette nomenclature à n’en pas finir ferait presque penser à une version bien plus intéressante et angoissante du Voyage à Reims du sieur Rossini, dont le but n’est autre que mettre en valeur des voix, lesquelles voix accomplissent ici, des prouesses tout à fait remarquables, mises en valeur par une direction d’acteurs sans faille, sur fond de miroitement de couleurs aussi bien sur scène (personnages féminins en jaune, rouge, mauve, vert comme pour aider le public à mieux s’y retrouver) que dans l’orchestre.

L’Ange Exterminateur par Calixto Bieito (© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris)
Nul ange ne passe…

Bieito relève le défi (un décor unique, des actes qui s’enchaînent sans laisser paraître les transitions) et reprend à la lettre les indications d’Adès quant aux sons de cloches en ouverture et en conclusion, comme pour rappeler le silence qui habite un film d’où la musique est absente (rendant cette musique-ci d’autant plus présente). Les moutons de Buñuel (gonflables, et donc factices, dans la présente scénographie) n’ont pas été omis non plus. La musique s’ajoute cependant avec insistance à un livret déjà bien prolixe.

Vous avez dit « contemporain » ? 

Si Alexander Neef, directeur général de l’Opéra national de Paris (tout récemment prolongé pour un second mandat) a assurément effectué la Bonne Action de sa saison 2023-2024 envers le répertoire contemporain et un compositeur vivant, il ne promeut pas ici l’écriture musicale la plus punchy. Certes, il n’est nul besoin de donner dans l’abscons pour réussir un pari esthétique en matière d’opéra contemporain (Written on Skin et le catalogue du compositeur britannique George Benjamin en sont des exemples entrés dans les mémoires). 

Toutefois, l’ambition lyrique d’Adès et Cairns fait souvent l’effet d’un coup de banderille dans l’eau car, de l’aveu même des créateurs, la musique vient combler des silences. Dans les ensembles, on arrive très vite à saturation. Passons sur l’absence d’airs (il y a tout de même quelques moments de grâce pour nous contenter) : c’est le manque d’air qui nous étouffe et engendre la lassitude. La musique est certes très bien écrite, Adès est un maître de l’orchestre et s’y connaît de toute évidence en voix lyriques. En prime, les ondes Martenot planent au-dessus de l’orchestre et apportent une petite touche désuète « les envahisseurs » propre à faire sourire. Mais dès l’acte I, on est gêné par la difficulté à percevoir une unité dramatique et musicale qui se dégagerait de l’ensemble : les moments isolés se succèdent et la musique, qui est finalement souvent renvoyée à son rôle d’imitatrice de l’action dramatique, est aussi capricieuse que le livret (si, selon des sources sûres, tel l’Avant-Scène Opéra n° 338, Adès compose avec des cellules génératrices et des « chaînes mélodiques », fort heureusement, cela ne s’entend pas).

Et l’opéra dans tout ça ?

Il manque ici quelques recettes essentielles de l’opéra : la maîtrise de la forme à l’échelle d’un acte entier, la narration épique, l’idée de transfiguration ou de rédemption des mots par la musique. Toutefois, on ne peut se retenir de saluer la performance accomplie par les interprètes par des ovations à la hauteur. Une partie non négligeable du public chic et choc de l’Opéra national de Paris, à la page et avide de nouveautés, semble comblée. L’autre partie rêve, espérons-le, d’une véritable Apocalypse, longue, joyeuse et féconde.

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