COMPTE-RENDU – Soirée émouvante au Théâtre des Champs-Élysées pour une version concertante d’Elektra de Richard Strauss avec Iréne Theorin dans le rôle principal, Violeta Urmana dans celui de Clytemnestre et Simone Schneider dans celui de Chrysothémis, sous la direction inspirée et attentive de Cornelius Meister.
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L’œuvre mise à nu
Une “version de concert” désigne un opéra représenté sans “mise en scène”, ce qui peut aussi donner aux interprètes (et au public), acteurs de la tragédie, une liberté bien différente… Et lorsqu’il ne reste que la musique, les musiciens emportent aussi avec eux ce qu’ils ont vécu de l’œuvre (dans des productions précédentes, dans le travail préalable), comme ces personnages de tragédie portent avec eux leur passé.
Il y a tout d’abord une attention accrue pour la musique qui, à elle seule, doit habiller la tragédie. Un défi que relèvent Cornelius Meister et l’Orchestre de Stuttgart avec panache : dès les premières notes, l’élan dramatique surgit avec la férocité contenue de toute la tragédie, porteur de tous les leitmotivs et des couleurs de la vengeance, de la lutte aussi bien que du désespoir. Le chef sait tirer des instrumentistes un son coloré et riche, capable de grandes nuances, à l’écoute nerveuse et continue des chanteurs.
Sans aucun regard surplombant, sans décors ni costumes, ce sont aussi les chanteurs qui se trouvent “mis à nu”, la frontière entre personnage et interprète devenant particulièrement poreuse ce qui, pour le spectateur, constitue un plaisir trouble puisqu’il expose l’intime relation qui unit un chanteur à son rôle. C’est sur ce trouble que l’on voudrait s’attarder un instant.
Iréne-Elektra
On imagine bien qu’une telle relation, tissée sur plusieurs années et productions, au gré des chefs et des metteurs en scène, laisse une trace profonde qui s’incarne pourtant chaque soir de manière différente. C’est ce que l’on aime à penser lorsqu’apparaît Iréne Theorin. Grande coutumière du rôle d’Elektra à un âge où le chanter devient une gageure, l’émotion survient par les caresses vocales et l’affection visible que la chanteuse suédoise porte au personnage. L’air d’ouverture la voit prudente, au-deçà de ses capacités sans doute, mais à l’écoute de l’instrument qui peu à peu se déploie, se défaisant d’un son un peu sourd au médium imprécis, et offrant par la suite une interprétation viscérale, éclatante et nuancée tout à la fois, et d’une intelligence pleine de toutes les expériences passées. Le jeu est aussi simple qu’il est juste : on pense à la rencontre avec ce frère tant attendu lorsque, ne sachant où se mettre ni comment le toucher, elle laisse venir à elle tout l’apaisement que lui procure sa simple vue porteuse de délivrance, osant des gestes timides et très vite éludés.
Violeta-Clytemnestre ; Simone-Chrysothémis
À ses côtés, Violeta Urmana apporte un charisme tout différent au personnage de Clytemnestre, dont la noblesse vocale aussi bien que de port s’oppose à la figure voûtée et introvertie de sa fille réfractaire. La voix est semblable à un cuirassé, porteuse de la vengeance d’Iphigénie aussi bien que de ses angoisses nocturnes et dont les graves poitrinés et les aigus d’airain paraissent lutter contre son destin irrévocable. À cela s’ajoute une coiffure impeccable et noire, posée sur le crâne comme une couronne vissée ainsi qu’une robe au col et aux manches scintillants comme autant de pierreries censées la protéger de la fatalité (le passé demeure, de pied en cape).
Simone Schneider, loin du charisme maternel, impressionne par une puissance proportionnelle à la frustration du personnage, désireuse de fuir ce huis-clos stérile où ses jeunes années dépérissent. La maturité de l’interprète contraste avec son énergie vocale, éclatante de jeunesse, dessinant une Chrysothémis sans âge, trop mûre pour ses rêves et trop débordante d’énergie pour être résignée, mais tout aussi rancunière que les autres femmes de la tragédie.
Au loin, d’autres visages
En face de ce trio redoutable, Paweł Konik est un Oreste légèrement en retrait dans la caractérisation, figure monolithique à l’image du rôle dans la partition. La voix est d’une obscurité froide, ronde comme l’évidence de sa tâche, tranchante comme son destin, et le chanteur se joue des phrases avec l’apaisement mélancolique de la résignation. Encore plus furtif dans son apparition, Gerhard Siegel est un Egisthe dont la voix et la présence façonnent un personnage antipathique. Ses accents colériques et claironnants sonnent fort à propos.
D’autres visages encore : ceux des messagers, des petites mains et, dans toutes ces traversées scéniques intempestives, ceux des Cinq Servantes qui, tel un Chœur antique, se font les hérauts de l’action, intervenant à l’ouverture du drame ainsi qu’à son dénouement. Incarnées par des corps fiers et altiers, d’un engagement sans faille, l’impression est à la hauteur des voix colorées et intrépides.
Spectateur-créateur ?
On sort ainsi du théâtre en emportant des images mêlées des visages et des gestes des chanteurs, leurs vêtements longs et noirs mais surtout cette impression d’un engagement commun autour d’un livret et d’une partition aussi féroce l’un que l’autre. Un plaisir mis à nu, sans débauche théâtrale ni costumes éclatants, c’est la force de cette version concertante qui nous plonge dans un état quasi-hypnotique. On garde le sentiment d’une proximité spéciale avec les artistes, la frontière même entre le visible et l’invisible se trouve désaxée, fragilisée, questionnée et le charme opère dans un cadre qui s’ouvre au-delà de la scène. Peut-être dans l’imagination ébranlée du spectateur ?